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terme de notre voyage en Allemagne. Nous sommes aux portes de la Suisse.

Nous descendons et traversons la gare décorée de verdures, pavoisée d’oriflammes. Sur le trottoir qui nous fait face, je remarque un groupe d’infirmiers allemands sans doute rapatriés de France, reconnaissables à leurs uniformes. On nous dirige sur les bâtimens d’une école de jeunes filles dont nous occupons les dortoirs. Nous y séjournons trois jours, dévorés d’impatience et comptant les heures trop lentes à notre gré. Le jeudi 22 juillet, nous apprenons enfin que le départ est fixé pour deux heures. Après une nouvelle fouille ; on nous rassemble, et nous arpentons la ville sous les yeux d’une foule indifférente et muette. Notre aspect, cependant, prêterait facilement à rire ; plutôt qu’à des soldats, nous ressemblons à une caravane d’émigrans, dans nos haillons bariolés et ruineux.

Le train nous attend et la vue des wagons suisses réjouit mon regard. Les premières voitures sont occupées par un transport de grands blessés. C’est un spectacle à la fois pitoyable et tragique que celui de ces infortunés, amputés et mutilés de toutes sortes, manchots, culs-de-jatte ou aveugles.

Un coup de sifflet, les wagons démarrent pour stopper une centaine de mètres plus loin. La dernière sentinelle allemande s’immobilise sur le ballast, des officiers suisses prennent possession du convoi. Nous avons quitté l’Allemagne, nous entrons sur le territoire de la République helvétique.

Toute la population de Gottlieben, la petite ville frontière, s’est portée sur la voie. L’enthousiasme est indescriptible, la scène prodigieuse : on nous acclame, on nous jette des fleurs, des bouquets ; on nous tend des cigarettes, du vin, des sandwichs, du chocolat ; des vieillards nous serrent les mains, des jeunes filles offrent leurs joues à nos baisers. L’émotion nous serre la gorge, des pleurs attendris coulent de nos yeux, et la Marseillaise jaillit éperdument de nos poitrines, reprise en chœur par les grands blessés. Quand le train repart, longtemps encore le bruit des ovations parvient à nos oreilles.

Partout où nous passons, se manifeste le même accueil de chaleureuse sympathie. A Zurich, dans un éblouissant brasier de lumières, des tables enguirlandées sont dressées sous le gigantesque vaisseau de la gare. Un copieux souper nous est servi, et les représentans des divers comités de la Croix-Rouge