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j’y jette un regard rapide. C’est ma feuille de route et mon départ est fixé au lendemain. Je voudrais parler, crier mon bonheur, mais le colonel est présent et sa vue arrête les paroles sur mes lèvres. Je remercierai plus tard ; un bref salut militaire, demi-tour et me voilà dehors. Par exemple, sitôt hors de vue, je me mets à gambader, à « piquer un chahut » échevelé. Mes nerfs exacerbés me trahissent, j’éclate d’un rire convulsif qui se termine par une crise de larmes.

Un peu calmé, je cours à la cantine avaler un moss de bière qui n’étanche qu’à peine une soif ardente et subite ; puis je me dirige vers les baraquemens annoncer la bonne nouvelle à mes camarades. Aussitôt, comme il y a deux mois, je suis assailli de demandes et de prières. Tous veulent écrire, me supplient de leur servir de courrier. Si je me laissais faire, j’emporterais plus de quinze cents lettres. A mon profond regret, force m’est de refuser. Je serai certainement fouillé avant de monter dans le train et le seul résultat de ma complaisance serait une punition qui me retiendrait de longs jours encore à Bautzen. Je me contente de noter dans ma mémoire, aussi soigneusement que je puis, les instructions variées dont on me charge et de promettre de les exécuter. Je me hâte d’expédier mes adieux forcément pénibles aux pauvres gens que je dois laisser derrière moi en proie à toutes les affres de la captivité ; ils s’accrochent à moi, m’embrassent en pleurant, me conjurent de porter des nouvelles aux leurs ; je ne m’arrêterai un peu longuement qu’à l’infirmerie, auprès d’un malheureux garçon charmant et cultivé, qui agonise douloureusement, une balle dans le poumon gauche, pour lui dire un au revoir menteur, à l’instant d’une séparation que je pressens trop bien devoir être éternelle.


LA DÉLIVRANCE

Le lendemain, après une nuit blanche, bien avant l’instant fixé pour le départ, j’étais debout, contemplant sous la jeune lumière le morose panorama de ces cours, de ces écuries où j’ai vécu les onze mois les plus cruels de ma vie et que je vais quitter pour toujours. Absurdement, le récitatif de Faust : « Salut, ô mon dernier matin ! » s’évoque à ma mémoire et je m’empêche à grand’peine de le fredonner.

A six heures, alors que nos camarades se trouvent déjà au