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bien imprévue nous fut accordée de faire un peu de musique pour nous distraire et passer le temps des longues soirées d’été. Un groupe d’exécutans fut bientôt constitué parmi les paysans russes. Les instrumens manquaient, une quête nous permit d’acquérir accordéons, mandolines et guitares. Chaque soir, après la soupe, s’organisaient des concerts en plein air. Allemands et Français écoulaient avec une surprise ravie les chants populaires russes, les mélodies sibériennes au charme plaintif, celles de l’Oural, plus prestes et saccadées de rythme. D’autres fois, les musiciens entonnaient un air de danse et les bons moujiks ne résistaient pas à cet appel entraînant. Aux premières notes, ils bondissaient et tous leurs pas nationaux se succédaient dans une pittoresque confusion : valses et mazurkas polonaises scandées de coups de talons et de claquemens de mains ; canaïca tourbillonnante, kastachouck acrobatique de l’Ukraine. Je me rappelais la saison russe au Châtelet, mais combien ici le spectacle était plus « nature » et plus vrai, plus sincère aussi la conviction empreinte au visage des danseurs, émus par le souvenir de leurs fêtes villageoises, sans rien d’apprêté ni d’artificiel, de tout ce que l’argot boulevardier a baptisé irrévérencieusement : du « chiqué ! »

Je n’assistais pas toujours à ces concerts. Le docteur B... m’avait pris en intérêt et m’invitait, plusieurs fois par semaine, à venir causer avec lui dans la chambre qu’il occupait à la caserne. Le but apparent de nos réunions était d’augmenter par ses enseignemens et ses conseils mes connaissances pratiques d’infirmier. En réalité, je soupçonne le matois Esculape d’avoir simplement cherché à se perfectionner dans l’usage du français. Le fait est que nous parlions plus souvent grammaire et syntaxe que pansemens ou chirurgie opératoire. Je goûtais à ces visites un agrément réel, trouvant un fauteuil confortable, une tasse d’excellent café et de temps à autre des journaux allemands que j’étais autorisé à parcourir et qui, bien que de source ennemie, par conséquent suspecte, me donnaient des nouvelles de la guerre.

Bientôt, une joie plus grande allait m’être réservée.

Le dernier jeudi de mai, notre dépôt était pour la troisième fois parcouru par une de ces commissions sanitaires dont j’ai parlé. J’étais à mon poste au lazaret, quand je vis le docteur s’approcher d’un officier qui tenait une longue liste à la main,