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ses applaudissemens, de ses hoch, de ses hurrah. Évidemment, dans sa pensée, des troupes si bien entraînées, si vigoureusement conduites, si merveilleusement équipées, ne pouvaient que voler à la victoire… Deutschland uber alles. Calais, Londres, Paris, Pétrograd, ne tarderaient plus à succomber ; le pas du Michel allemand allait bientôt marteler leurs avenues triomphales : la paix suivrait alors, la paix dans l’opulence et la ripaille.

Le temps passait cependant ; semaine après semaine, il s’écoulait avec lenteur. Les victoires escomptées n’arrivaient guère vite ; en revanche, là-bas, sur la Vistule et sur l’Yser, dans les boues polonaises et dans les tranchées de l’Argonne, Michel, le bien-aimé, le glorieux, l’invincible Michel succombait en masses épouvantables, et, devant la caserne, maintenant aux trois quarts vide, le public se faisait rare, moins bruyant et plus réservé. En revanche, beaucoup de femmes, vieilles mères en deuil ou pleurantes jeunes filles, venaient une dernière fois embrasser, avant son départ, l’enfant ou le fiancé qui s’en allait sans joie vers l’inconnu de la mitraille et de la mort.

À la cantine, je retrouvais naturellement beaucoup de troupiers allemands. Certains grommelaient sur mon passage ou me lançaient de mauvais regards. Beaucoup, au contraire, cherchaient à m’adresser la parole, et d’aucuns s’enhardissaient à m’offrir un verre de bière, auquel je ripostais par le don d’un cigare, sous les yeux narquois du cantinier, qu’amusait cet échange de politesses dont profitait son commerce. J’eus même l’occasion de m’entretenir en français avec un gefreïte, serveur dans une brasserie de la place Pigalle avant la guerre, qui n’avait pas assez de regrets pour sa vie montmartroise.

Je comprenais suffisamment l’allemand pour saisir ce qui se disait autour de moi. Les jeunes soldats qui n’étaient pas encore allés au feu conservaient en général leur confiance et leurs illusions ; mais les autres, ceux qui revenaient du front, avaient perdu tout enthousiasme et les désabusaient péniblement par le récit des maux et des horreurs qu’ils avaient traversés.

L’impression était bizarre et paradoxale de se trouver attablé côte a côte en uniforme, d’échanger des santés avec l’ennemi, et quel ennemi ! Le frère de ce gros garçon placide et blond s’est couvert de crimes en Belgique, en France ; lui-même ira bientôt le rejoindre, tirer sur mes compatriotes, incendier et dévaster mon pays, en attendant que le sien soit à son tour saccagé,