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ALFRED MÉZIÈRES

Dans l’atroce guerre que nous subissons, il est un supplice auquel nul d’entre nous ne peut songer sans un particulier serrement de cœur : celui des malheureux enfermés dans les départemens envahis, où, depuis seize mois, ils attendent la délivrance. Avoir sous les yeux, chaque jour, la réalité de l’invasion, subir à tout instant le contact de l’ennemi, quelle torture ! Une barrière impénétrable s’est refermée sur nos infortunés compatriotes, un lourd manteau de mystère et de silence pèse sur eux. Sans nouvelles de nous, qui n’avons d’eux aucunes nouvelles, ils sont retranchés du monde. Et, tandis que se joue sur les champs de bataille la terrible partie dont leur liberté est l’enjeu, ils sont réduits à n’en suivre les péripéties qu’à travers des informations de source allemande ! Isolement, angoisse patriotique et souffrance privée, misère de la séparation, fièvre de l’inconnu, tel est cet enfer. C’est celui auquel a été condamné, pour la dernière année de sa vie, un vieillard de quatre-vingt-neuf ans, notre très cher, très vénéré et très regretté Alfred Mézières.

Lorrain, attaché au sol par les racines profondes de la race et du souvenir, il ne manquait jamais, l’été venu, de s’acheminer vers son village natal de Rehon. C’était plus qu’une habitude, une tradition. Il avait là sa maison de famille, où ses parens avaient vécu, d’où ils étaient sortis pour aller dormir dans le cimetière voisin. Il tenait d’autant plus à elle qu’il avait craint de la perdre, une fois déjà, et déjà sous la menace allemande. Il se rappelait quelle avait été son émotion lorsque, rentrant en Lorraine, après la guerre de 1870, il avait aperçu, à un détour du chemin, du haut de la colline, le toit