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produits courans et classés : à moins qu’elle ne soit protégée par des kartells ou à moins de situation exceptionnelle, une industrie ordinaire ne peut plus prospérer. »

Les premiers admirateurs du kartell allemand en faisaient ressortir les différences avec le trust américain[1] : le trust, arme de domination et souvent de banditisme commercial ; le kartell, honnête et pacifique outil de réglage et de conciliation, pacte de fraternité entre producteurs diligens, qui ne cherchent qu’à se défendre contre les fantaisies de quelques spéculateurs ou contre l’avarice de leurs cliens. Aux temps pacifiques de Bismarck, le kartell a pu avoir ce rôle vertueux : il s’agissait alors de partager entre producteurs allemands la clientèle du seul marché allemand, qu’enfermait un tarif protecteur. Mais, du jour où le marché mondial devenait le champ des ambitions allemandes, que pouvait faire le kartell, sinon d’offrir à tous les producteurs du monde la fraternité ou la mort ? Et quand les puissans kartells du charbon, de la métallurgie, de la navigation, etc., avaient dans la personne et dans l’entourage de l’Empereur des actionnaires aussi âpres au gain que prompts à la menace, on devine la prise que leurs exigences pouvaient avoir sur la politique impériale.

En 1914, les grands kartells ont joué, dans cet Empire féodal de Guillaume II, le rôle que jouaient les grands féodaux dans les temps du Saint-Empire romain-germanique : ce sont eux qui ont remontré au Maître que leurs bénéfices épuisés ne pouvaient plus nourrir leur fidélité et celle de leurs gens, que l’Allemagne de 1914, comme celle de 1114, ne pouvait plus vivre sur elle-même, et qu’il lui fallait le servage du voisin. Un organisme économique, spécial à l’Angleterre de 1880-1900, la Company limited, avait lâché l’essor à l’impérialisme chamberlaniste et causé directement la guerre sud-africaine[2]. C’est l’organisme spécifiquement allemand du kartell qui est l’auteur responsable de la guerre présente. Guillaume II n’a fait qu’obéir aux sommations de ses bénéficiers : en juin 1914, un ministre de France prévenait son gouvernement que la réunion des grands métallurgistes à Dusseldorf réclamait la guerre comme le seul moyen de liquider la situation présente et d’apurer les

  1. Voyez là-dessus le livre de M. Paul de Rousiers, Les Syndicats industriels de Producteurs, Paris, 1901.
  2. Voyez là-dessus mon livre, L’Angleterre et l’Impérialisme, Armand Colin. 1901.