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d’autre part, en une connaissance plus profonde de ceux-ci. C’est en effet uniquement dans ces ordres d’idées que nous pouvons nous prévaloir d’une supériorité sur nos lointains aïeux ; ce n’est, hélas ! pas dans le domaine ni de l’esthétique ni de l’éthique, — les tragiques tumultes de l’heure ne le prouvent que trop. Si donc le mot civilisation a un sens, — ce qui n’est pas sûr après tout, — ce ne peut-être que celui que nous avons défini ci-dessus.

Comment se fait-il donc que cette importance effective de la science n’ait pas été reconnue encore par la majorité des peuples qui ne la subissent qu’inconsciemment ? Comment se fait-il que dans le gouvernement et l’organisation des sociétés, les hommes et les méthodes de la science aient continué à n’avoir qu’une part infime ? C’est un problème qui est vivement agité en ce moment, surtout chez nos voisins britanniques. Et la cause en est simple : la terrible expérience que l’humanité subit a démontré que le rôle de la science n’était pas moins grand dans la guerre que dans la paix. Les avantages passagers de l’Allemagne proviennent évidemment, et pour la plus grande part, de ce que, ayant dès le temps de paix et en vue des œuvres de la paix, mobilisé mieux que ses rivaux les ressources de sa science[1], il lui a suffi de transposer cette méthode aux œuvres de la guerre pour s’assurer momentanément des élémens importans de succès.

Il n’est pas douteux, en effet, et cela éclate aujourd’hui aux yeux les plus daltoniens, à ceux mêmes qui se cachent derrière les besicles fumeuses de la routine, — il n’est pas douteux que la monstrueuse Bellone qui préside aux tueries d’où sortira un monde rénové et affranchi, a pris aujourd’hui les traits de la science. Science, l’invention et l’extraction des explosifs qui propulsent les projectiles et en multiplient la puissance en mille éclats meurtriers ; science, la fabrication des aciers spéciaux d’où jaillissent les obusiers, les canons, les fusils, les mitrailleuses, tous les engins mortels ; science, la transmission instantanée par le téléphone, le télégraphe avec ou sans fil, des ordres et des renseignemens, qui lie et scelle au cerveau des chefs tous les membres épars de l’immense armée en campagne ; science,

  1. On sait qu’en Allemagne la plupart des grandes industries, pour ne citer que cet exemple, ont depuis longtemps, à leur service, des hommes de science, physiciens ou chimistes, dont le seul rôle est de se livrer à des recherches et à des essais purement scientifiques, dont les résultats seront ensuite exploités pratiquement par les techniciens. C’est à cette organisation qu’est due, pour une bonne part, le progrès prodigieux de l’industrie chimique allemande dans ces dernières années.