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croyait à une attaque en force, mais que, « d’ici trois ou quatre jours, il les renverrait à Dunkerque ou à Cassel pour reformer la brigade, afin d’avoir un bon outil pour l’offensive prochaine[1]. » Mais le temps passe. Les promesses ne se réalisent pas. Et peut-être, dans le fond, n’en est-on pas autrement fâché : la vie de tranchée, ses risques, ses surprises, tout son imprévu, exerce une séduction particulière sur ces hommes. Les anciens la regrettent dans cette Capoue boueuse de Loo où la vie se traîne sans incidens, et les nouveaux aspirent à la connaître.

« Faute d’éclairage, » tout le monde est couché à huit heures et levé à six et demie ; le jour, en dehors de la paperasserie et des exercices, on ne sait à quoi employer son temps. « On se rase, » dira crûment un officier. En attendant la nuit, qui tombe tôt heureusement et ramène l’heure du bridge, joué aux chandelles, on se promène comme des bourgeois, la canne à la main, sur la route d’Oeren ou de Polinchove, quand le temps le permet. Mais, presque toujours, il pleut ou il vente. Le froid ne s’établit pas. « Même temps mou. » Et l’inévitable boue des Flandres, l’argile liquéfiée qui colle à la semelle sur les routes les mieux macadamisées !

Quelques patrouilles, des reconnaissances nocturnes vers l’Yser[2], ne suffiront pas à remplir cette existence désœuvrée. Les élémens de distraction sont si rares que des « sceptiques notoires » assistent aux offices « pour passer le temps » et ne sont pas toujours les moins « empoignés » par l’émouvante nudité, la simplicité tout antique de ces cérémonies où semble revivre l’esprit des premières communautés chrétiennes. Messes singulières, à vrai dire, servies, au bruit de la canonnade, par des acolytes en tenue de campagne, entre des murs dépouillés, sur un autel sans ornemens, dans une église convertie en dortoir et dont les occupans continuaient à vaquer au sommeil ou à l’astiquage de leurs armes[3] ; la nef centrale avait été

  1. Lettre du commandant Geynet.
  2. « J’ai raté, écrit le 4 décembre le commandant Geynet (je n’en dors pas depuis deux jours) l’occasion de faire un beau travail personnel, mais je n’avais que mon cycliste, il faisait noir et ils étaient onze. Je me serais fait tuer ou prendre peut-être bêtement ; je n’avais que ma canne et mon revolver. Je suis revenu prendre dix hommes, mais je n’ai pu les retrouver. Ce n’est pas de chance, car il y avait trois officiers. Cela se retrouvera, mais je n’irai plus seul la nuit pour étudier le terrain. »
  3. Lettre de l’enseigne de Cornulier.