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dant personne n’a le cœur dispos. Il est bien vrai qu’un lien subtil nous fait les prisonniers des lieux où nous avons le plus souffert. Ce soir du 16 novembre, il y a comme un malaise sur la brigade. « C’est donc fini, Dixmude ! écrit un des officiers. En pensant à ce départ prochain, le matin, seul, sur la route, j’ai pleuré[1]. » Le quartier-maître Rabot, neveu de l’héroïque commandant tombé à Dixmude, raconte que, le 25 octobre, des prisonniers allemands demandèrent s’il était bien vrai qu’ils fussent « en Bretagne[2]. » On avait ri de leur naïveté. C’étaient eux pourtant qui avaient raison et on s’en aperçoit aujourd’hui : Dixmude, hier encore, n’était qu’une bourgade perdue de la Flandre occidentale ; beaucoup ignoraient jusqu’à son existence[3]. Mais tant des nôtres ont rougi de leur sang le pavé de cette petite ville qu’elle a reçu le baptême breton. Elle est devenue une seconde patrie pour nos hommes. En la quittant, il semble qu’ils partent pour l’exil. Dans la nuit, sur les routes où s’engage leur colonne hésitante, ils tourneront plus d’une fois la tête pour regarder, à la lueur des obus, cette cité de misère et de nostalgie[4].

Les dernières sections, qui forment l’arrière-garde de la brigade, ne sont parties à la file indienne que le soir du 17. La relève s’est faite en silence. « Je guidais mon bataillon, écrit le commandant Geynet, ayant eu soin pendant le jour d’aller reconnaître le terrain. » Les routes étaient si ravinées qu’on buttait à chaque pas. Par surcroit de malchance, « les Boches avaient aussi fait sauter une digue, écrit le même officier ; le fossé que j’avais vu à sec était rempli d’eau. Il faisait nuit noire : je suis tombé jusqu’au cou dans un fossé et je n’ai pu me changer que le lendemain, en arrivant au cantonnement. J’ai fait à pied les 27 kilomètres, tout mouillé. »

Le reste de la brigade n’était pas en meilleur point : le vent qui soufflait en tempête, chargé de neige fondue, plaquait les capotes sur les corps ; les hommes avaient de la boue jusque dans leur barbe. Mais comment se fussent-ils plaints, quand leur « colonel » en personne, le commandant Delage, « mal remis

  1. Carnet du Dr T…
  2. Journal de Pontivy, du 20 juin 1915.
  3. L’enseigne de Cornulier, dans ses premières lettres, l’appelle Dixmuth !
  4. « Quelques obus éclatent au-dessus de nous. Malgré les précautions prises, les Allemands ont dû se douter de notre mouvement, mais ils tirent trop haut. » (Carnet du lieutenant de v. de M…)