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règlement, un seul, celui du Haut-Pont, avait pu être ramené légèrement en arrière.

« Le plus avancé, écrit à la date du 14 novembre le docteur Petit-Dutaillis, est maintenant au passage à niveau de Caeskerke, dans les ruines de la maison du bourgmestre, dont les alentours ont été arrosés aujourd’hui par plus de trente obus de gros calibre. L’autre est au croisement de la route d’Oudecapelle. Je vis dans l’anxiété constante de perdre à leur tour ces deux formations sanitaires. Il m’est difficile d’obtenir de Taburet qu’il consente à s’abriter : on ne voit que lui sur les routes, la canne sous le bras, au plus fort de la danse des marmites, qui, deux fois de suite, l’ont barbouillé de fange. Quant à Le Marc’hadour, le 420 en personne ne saurait altérer sa gaieté[1]. »

Elle résiste même à la pluie, ou plutôt à cette sorte de « spleen liquide » qu’est la pluie flamande, et qui, à peine moins ténue que la brume, ne s’en distingue que par un léger grésillement. Tout l’horizon fume depuis trois jours. C’est l’hiver qui vient, « le triste hiver, » annoncé par le cri monotone des vanneaux dont ces prairies sont l’habituel cantonnement. Ils ne tarderont pas à en être chassés par la canonnade. De l’autre côté de l’Yser, dans les pâtés de décombres qui avoisinent le Haut-Pont, les Allemands ont installé des mitrailleuses qui se démasquent subitement. Ordre est réitéré à nos pièces d’achever la destruction de ces ruines. Si frénétique que soit le bombardement ennemi, on le supporte sans trop d’énervement, depuis que notre artillerie à nous-mêmes fait sa partie dans le concert. Les obus se croisent en tout sens. Un coup n’attend pas l’autre. C’est un tonnerre continu, une immense trame de bruit, si serrée, si dense, que, quand quelque accroc se produit, le silence fait l’effet d’un choc. L’activité allemande, peu sensible à l’œil nu, est très grande sur la partie du front qui nous regarde. On la devine, si on ne la voit pas. Refoulée par l’inondation sur

  1. « Ses colloques avec ses compatriotes, au plus fort du combat, sont épiques : Jean Gouin admet bien d’être blessé à la tête, au ventre, où vous voudrez, sauf aux doigts ; il y tient particulièrement. Or, hier, il vient trouver Le Marc’hadour avec l’index, droit brisé. Il est très énervé. « Oh ! mon didi ! mon didi ! — Qu’est-ce qui te prend ? lui dit Le Marc’hadour. Il t’en reste bien assez de ton didi pour écraser tes puces ; je vais te renvoyer à ta femme, tu lui donneras tout de suite un gosse, je serai le parrain, et nous l’appellerons Dixmude. » Alors Jean Gouin rigole et, au printemps prochain, si son médecin-major n’est pas mort, il lui enverra un panier de moules fraiches. » (Journal du Dr Petit-Dutaillis.)