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circonstances ? Le milieu ?… Que de mouvemens généreux, justes, profonds n’ont pas réussi, faute de l’homme nécessaire pour les conduire ! L’histoire connaît ces avortemens. Et ce qu’elle remarque aussi, c’est qu’un homme a été grand, moins pour avoir suivi son siècle que pour l’avoir dominé. Il est exact que ces rudes créateurs de peuples empruntent au présent les matériaux dont ils se servent ; mais à eux seuls est leur pensée ; eux seuls choisissent, devinent, combinent, et plient à leurs desseins les intérêts indécis ou les volontés contraires. Et combien plus spontanées encore les découvertes intellectuelles ! Nous ne pouvons oublier que la plupart ont soulevé contre elles les intérêts, les préjugés, les passions d’un milieu qui les a combattues. C’est que si le génie ne s’isole pas tout à fait de son temps, sa genèse même est insaisissable. Nous aurons beau pousser à fond notre analyse, nous arriverons toujours au résidu primitif, l’étincelle mystérieuse dont aucun procédé ne décompose les élémens.

On nous assure, il est vrai, que l’ère des grands hommes est finie, que le progrès de nos démocraties égalitaires restreint de plus en plus le nombre et l’action de ces privilégiés. Le génie disparaîtra : la technique et l’organisation prendront sa place, et l’individu ne sera plus alors qu’un rouage imperceptible du mécanisme social… Il est probable, au contraire, que l’esprit continuera à souffler quand il lui plaît et où il veut. Et d’ailleurs, que nous importe ! Ne pourrons-nous répondre avec un de nos penseurs que « plus les idées et les passions se généralisent, plus l’influence des précédens historiques s’affaiblit. » Le génie peut représenter la forme la plus parfaite de la liberté ; il n’en est pas la seule. L’histoire nous montre cet effort incessant de l’homme pour échapper à l’automatisme des choses. Les âges primitifs ont connu la servitude de nos ancêtres à la nature. L’homme s’est affranchi. Les premières civilisations n’ont guère été qu’un ordre extérieur, imposé, immobile, fondé sur la contrainte des traditions et la séparation des castes. L’homme a brisé ces cadres. Et aujourd’hui, de quelque poids que pèsent sur lui les habitudes, les intérêts, les préjugés sociaux, comment douter, après plus de vingt siècles d’art, de philosophie et de spiritualisme, qu’il y ait une force qui les soulève : la puissance d’une âme libérée par un idéal ? L’humble artisan qui met une part d’invention dans son œuvre, la petite servante