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vides, surmontant les gravats, attestaient que « les incendiaires s’étaient fait une fête d’assister jusqu’au bout aux lugubres progrès de leur œuvre. » Mais rien de tout cela n’égalait encore l’horreur du spectacle offert à Mme Creed par la profanation sacrilège de la vénérable église d’Aerschot :


Autour de moi s’étendait un grand espace sombre qu’éclairaient faiblement, çà et là, les lueurs jaunes de deux ou trois petits groupes de chandelles. Cela était, manifestement, une église : mais qu’est-ce donc qui lui était arrivé ? Quelle catastrophe s’était abattue sur elle, pour la changer en cette hideuse parodie d’une église ? Sur le maître-autel je voyais s’empiler des bouteilles de Champagne vides, des bouteilles de rhum vides, une bouteille de genièvre cassée, et cinq bouteilles de bière. D’autres bouteilles emplissaient les confessionnaux, les bénitiers, la cuve baptismale ; d’autres se découvraient sous les bancs, et jusque sur les stalles du chœur. Partout, de quelque côté de l’église que se dirigeât le regard, ce n’étaient que des centaines, des milliers de bouteilles vides.

— Mais, madame, — murmure la voix frémissante du vieux sacristain, — voyez un peu ceci !

Le vieillard me conduit devant une statue en pierre de la Vierge avec l’Enfant. Les têtes de Marie et de son Enfant ont été enlevées ! Et puis, pendant que je me tiens immobile, tâchant à me persuader de la réalité de ce cauchemar, de nouveau les petits doigts tremblans du sacristain s’appuient sur mon bras, pour me forcer à me tourner vers un autre spectacle. Après avoir décapité la Vierge, les Allemands ont mis le feu à une magnifique image ancienne du Christ, en bois sculpté et peint ; le visage, la poitrine, ils se sont divertis à brûler, à mutiler de la manière la plus affreuse l’un des côtés de la figure sainte !

Nous voici maintenant devant la porte fermée d’une petite chapelle latérale, sur laquelle est encore épinglée une feuille de papier blanc où l’on a écrit, en langue allemande : « Chambre privée. Défense d’entrer. » Le sacristain nous ouvre la porte, et nous pénétrons à l’intérieur de la chapelle. Le plancher est tout semé de vêtemens féminins, des corsages, des jupes, tout cela probablement arraché par force du corps de malheureuses créatures dont on venait de tuer les maris ou les pères. Un amas désordonné de vêtemens et de linge de femmes, sur le sol de cette chapelle dont on a fait une « chambre privée ! »


Quelques semaines plus tard, Mme Louise Creed a été témoin de l’entrée des Allemands dans la ville d’Anvers. Assise dans la grande salle du restaurant de son hôtel, elle a eu la surprise de voir s’attabler bruyamment auprès d’elle, en compagnie de somptueux officiers bavarois ou saxons, des « civils » qui, tous les jours précédons, avaient pareillement bu et mangé à ces mêmes tables, mais en compagnie d’amis belges ou anglais, avec lesquels ils s’étaient entretenus en langue française. « Quelques-uns de ces habitués que je