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de l’écrivain en possession de faire exactement l’œuvre qu’il a voulu et qu’il devait faire. Pendant vingt-cinq ans, il a été l’un des auteurs les plus aimés du public : on ne le sait nulle part mieux qu’ici, où il a donné quelques-uns de ses plus beaux livres et où il comptait de fervens admirateurs, à commencer par Ferdinand Brunetière qui ne cessa de l’encourager et de le soutenir et qui prit plus d’une fois la plume pour témoigner publiquement de la haute estime où il le tenait. Le théâtre, où l’on peut dire qu’il n’a pas connu d’échecs, lui a valu des soirées triomphales. Le monde lui faisait fête. Il jouissait parmi ses confrères d’une autorité due avant tout au prestige de son talent, mais aussi à ses qualités de droiture et de scrupuleuse équité. Elles avaient fait de lui l’arbitre, auquel on avait recours dans les cas difficiles. Son renom était grand hors de France. L’année qui a précédé la guerre, au cours d’un voyage en Espagne, il avait été accueilli comme un représentant quasiment officiel de la littérature française. Les honneurs les plus recherchés lui étaient échus, sans jamais excéder son mérite. Telle fut sa destinée constamment heureuse.

Mais il appartenait à une génération qui portait en elle le germe de la tristesse. A l’âge où se forme la sensibilité, elle avait été mise à la plus cruelle épreuve, celle dont l’empreinte ne s’efface plus. Témoin de nos désastres et des horreurs de la Commune, elle devait rester courbée sous ce souvenir. Son élan s’était brisé avant la course, ses facultés d’enthousiasme s’étaient taries à la source même. Elle s’interdisait le rêve, elle se défiait de l’idéal : confinée dans la réalité, elle ne l’envisageait que sous ses aspects les plus sombres. Rendue craintive par une expérience précoce, plutôt que de se répandre au dehors, elle préférait se replier sur elle-même. Par pudeur de la plaie intime et toujours saignante, elle s’abritait derrière l’ironie. Son entrée dans la littérature fut marquée par une recrudescence de pessimisme. Ce n’était pas la mélancolie déclamatoire et lyrique de 1830, mais plutôt un dur réalisme, une sécheresse d’âme désabusée, qui se traduisait par le refus d’être dupe, par le parti pris de pousser les choses au noir pour mieux se garder d’être déçu par elles. Paul Hervieu est éminemment représentatif de cette génération de 1880 sur laquelle pesa l’oppression de ce que nous avons si longtemps appelé « la guerre. »