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38 REVUE DES DEUX MONDES. — Je guérirai; je vous oublierai peut-être; mais quelque chose de plus grave m’agite et m’a menée ici ; je consens à vous perdre; je ne veux pas perdre maman. — Je ne vous comprends pas, Juliette. — C’est pourtant bien simple et facile à comprendre; si elle vous épouse, le jour où vous entrez dans la maison, j’en dois sortir; je ne peux vivre entre vous deux. — C’est vrai. — Et il baissa la tête. — J’y ai pensé; mais sans courage, je remettais au lendemain une solution si dou- loureuse. — Vous êtes sûr de l’aimer, dites-vous? Mais êtes-vous sûr qu’elle vous aime? Ahl la douleur est une très bonne éducatrice. Je n’ai plus peur des mots comme jadis; ma pensée et ma langue sont libérées de toutes les timidités. Je regarde au ciel un coin bleu qui, sous la déchirure du vent, consent brusquement à paraître; est-ce le prince Azur, cher à Jamine, qui, pour me voir un instant, s’accoude aux balcons des nuages gris ? Robert s’est levé; il marche autour du bassin, et il penche la tête. Il tourne; il tourne encore; je tourmente les feuilles mortes. Il revient, et debout en face de moi : — Oui, Juliette, elle m’aime. Tout d’abord, je ne réponds pas; la canne mince échappe à mes mains engourdies. Je les replonge dans mon manchon, pendant que Robert se penche, arrête et reprend le jonc rebondissant et flexible. Puis je me lève à mon tour, et, Robert et moi, nous recom- mençons notre promenade. Nous montons à travers les arbres, dans la terre et la boue et l’humus spongieux; dédaignant les chemins et les allées, nous montons ; quand la côte est trop dure, il se retourne et me tend la main, et, fortement, m’at- tire à lui. Encore une longue et terne avenue ; puis une sorte de petite terrasse solitaire, qui surplombe de côté la belle grande terrasse d’en bas, et à laquelle nous nous arrêtons sans parler. Nous nous accoudons tout près l’un de l’autre, car pour éviter un buisson de piquantes broussailles, inconsciemment il se rapproche de moi, et sa hanche frôle presque la mienne.