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leur racontait son entretien avec le premier ministre anglais. « Eh bien ! monsieur Nélidow, me dit-il, vous avez votre district d’Olty ; Beaconsfield a accepté votre tracé. Croyez-vous encore, après cela ajouta-t-il, que je suis un imbécile ? »

Je répliquai, très étonné d’une pareille apostrophe, que je ne l’avais jamais tenu pour imbécile. Mais j’avoue que ce petit épisode, qu’on serait tenté de croire impossible, m’a bien fait voir combien les facultés intellectuelles du prince avaient baissé en ne laissant subsister que la vanité, le désir de se faire valoir et de détruire la mauvaise impression qu’il comprenait, dans ses momens lucides, devoir être produite par sa tenue et sa conduite peu dignes de sa situation. Il sentait avec raison que j’étais un de ceux qui condamnaient vivement tout le mal qu’il avait fait à notre politique durant et après la guerre.

Le 1er/13 juillet, le Congrès fut clos et un grand dîner de cour, semblable à celui qui l’avait inauguré, réunit de nouveau à la salle Blanche les délégués et leurs principaux collaborateurs. Je me retrouvai de nouveau être le voisin de Montagu Corry, et notre entretien, très amical, roula sur les résultats du Congrès. « Je crois que nous avons fait une bonne œuvre, me dit-il, et qu’elle durera. Si on l’applique sincèrement, ce sera un élément de pacification pour l’Orient. On a critiqué le partage de la Bulgarie en deux. Mais si les Bulgares de la Roumélie orientale se transportent tous dans le Nord des Balkans, dans la principauté autonome, et que les Turcs de là passent dans le Midi, il y aura un État chrétien presque entièrement indépendant, et la Turquie aura gagné une province à peu près musulmane avec une belle frontière naturelle. » Je fis observer à Corry qu’il se trompait singulièrement. Les Turcs s’en iront non seulement de la Bulgarie, mais aussi de la Roumélie orientale, mais les Bulgares tendront toujours davantage à avancer vers la mer. Des maraîchers bulgares, exploitant des torrains turcs aux environs de Constantinople, étaient venus, bientôt après San Stefano, me suggérer de leur faire donner par le Sultan les terres qu’ils cultivaient pour renforcer l’élément bulgare aux environs de la capitale ottomane. « La différence entre les traités de San Stefano et celui de Berlin, dis-je, est que le premier, malgré ses défauts, était fait par quelqu’un qui connaissait l’Orient, le général Ignatieff ; dans le Congrès de Berlin, il n’y avait presque personne qui connût les affaires