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présentait dans son ensemble. On usait surtout du télégraphe pour référer au sujet d’une question de détail qui se présentait et demandait à être tranchée : la plupart du temps en exigeant du gouvernement quelque nouvelle concession ou la modification de quelques combinaisons, arrêtées d’avance. L’Empereur, peu au courant du point précis et de son rapport avec le reste des questions, hésitait à se prononcer d’une façon définie, et M. de Giers, qui gérait le ministère et n’avait pas encore pris l’assiette qu’il a gagnée plus tard, télégraphiait à Berlin que « l’Empereur pensait, » « l’Empereur préférerait » ou « désirerait… » « Que m’importe ce que pense l’Empereur ! » s’écriait le comte Schouvaloff, « je veux savoir ce qu’il ordonne. Je ne puis prendre sur moi de trancher ces questions sans un ordre précis et catégorique. Je m’expose déjà assez à l’animadversion publique. Je sais que c’est à moi qu’on attribuera toutes les concessions que nous aurons faites, que je serai livré à la haine nationale. Cela m’importe peu. J’ai la conscience de faire mon devoir et de servir les vrais intérêts de mon pays en remplissant les ordres de mon souverain. Mais il faut que je les aie ! »

C’est de cet ordre d’idées qu’est venu le projet du comte Schouvaloff de m’envoyer à Pétersbourg, pour faire un rapport verbal à l’Empereur sur la situation et rapporter ses décisions orales, fondées sur les explications que j’aurai données et complétées par celles que j’aurai reçues. « L’Empereur a soif d’avoir des nouvelles, me dit un jour le comte Schouvaloff. Je n’ai pas le temps de lui écrire. Avec cela nous ne nous comprenons plus. Nous travaillons sur des malentendus. Il faut s’expliquer. Qui pourrait mieux se charger de cette besogne que vous ? Vous connaissez la situation, vous savez ce qui s’est passé, ce qui se fait et comment cela se fait. Je ne vous demande pas de défendre ce que je fais ; je crois que nous différons de points de vue sur plusieurs questions. Je vous prie seulement d’exposer à l’Empereur ce qu’est la situation dans toute sa nudité. Il faut qu’il la connaisse, il se fait encore des illusions. Il a interrogé dernièrement pendant des heures le colonel Bogoliouboff, qui était allé chercher des instructions au ministère de la Guerre sur une question de délimitation. Bogoliouboff n’a pas pu satisfaire sa curiosité, mais il a vu combien une parole vivante intéressait l’Empereur et avec quelle avidité il écoutait tous les détails que Bogoliouboff s’est trouvé en mesure de lui