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rendre à Berlin pour le jour qui me serait indiqué. L’ouverture du Congrès était fixée au 4/13 juin. Ce jour-là, après la séance d’ouverture solennelle, devait avoir lieu, le soir, un grand dîner pour tous les membres du Congrès et leurs principaux collaborateurs. J’étais informé qu’une invitation se trouvait pour moi à l’ambassade, où un appartement m’était réservé. C’étaient, après maintes combinaisons diverses, le prince Gortchakof, le comte Schouvaloff et M. Oubril (ambassadeurs à Londres et à Berlin), qui devaient y représenter la Russie. Le baron Jomini accompagnait le prince Gortchakof, mais comme aucun des quatre ne connaissait en détail les affaires d’Orient, on sentit la nécessité d’avoir sous la main quelqu’un de plus particulièrement versé dans ces questions. On avait pensé d’abord à M. Coumany, à cette époque consul général à Paris, qui avait fait toute sa carrière à Constantinople et y avait été mon prédécesseur comme conseiller d’ambassade. Il était question alors de n’avoir comme plénipotentiaires que le comte Schouvaloff, négociateur de l’arrangement qui devait servir de base au Congrès, et M. Oubril. Le prince Gortchakof venait de subir une grave maladie. On le jugeait trop faible, et, après les preuves d’inaction qu’il avait données durant la guerre, trop vieilli pour pouvoir utilement participer à cette importante réunion. Mais, rétabli plus vite qu’on ne le supposait, et qu’on ne le désirait peut-être, le vieux chancelier exigea de l’Empereur d’aller lui-même défendre devant l’Europe les intérêts de la Russie. Or, M. Coumany posait comme condition d’être nommé plénipotentiaire et encore quelques exigences pratiques qu’on jugeait inadmissibles. Les trois places de délégués se trouvant déjà occupées, on songea à un autre expert, et c’est ce qui motiva mon appel à Berlin. C’est surtout le comte Schouvaloff, âme du Congrès, qui, se sentant peu au courant des affaires, désirait avoir auprès de soi quelqu’un qui fût à même de lui donner des explications sur les points de détails qu’il ne connaissait pas.

Je ne vis le comte Schouvaloff qu’un moment dans la matinée ; nous nous rencontrâmes ensuite dans la salle du château, où l’on se réunissait avant le diner. Le comte, que je connaissais assez peu avant cette date, crut devoir m’expliquer pourquoi il avait désiré m’avoir auprès de lui : « Je sais que nous différons d’opinion sur les affaires d’Orient, me dit-il. Mais j’ai une si grande confiance dans votre patriotisme et votre