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de soixante ans, et pour s’en tenir aux limites qu’avaient fixées les derniers traités, puisque ces limites ne soulevaient de la part des populations aucune réclamation sérieuse… Nos faibles voix se sont perdues dans la tempête. » Mais sur Strauss même Renan continue d’émettre des appréciations flatteuses. Et c’est un Allemand qui le vengea. On se rappelle les pages étincelantes des Considérations inactuelles où Frédéric Nietzsche étudie en David Strauss le type allemand par excellence du philistin cultivé. Nietzsche prend avec chaleur, dans la première partie de cette étude, la défense de la culture française contre la culture allemande[1].

Quant à Charles Ritter, l’instigateur de la polémique retentissante, mais irritante, qui brouillait a jamais ses deux vénérés maîtres, il en éprouvait, dans son officieuse bonté, une indicible tristesse :


Je n’insiste pas autrement, — écrivait-il le 16 décembre 1871 à Ernest Renan, — que pour vous dire mon profond chagrin de voir se dissiper pour toujours un rêve que j’avais longtemps caressé, celui de voir unis par une sympathie réciproque deux grands esprits qui ont rendu de si éminens services à la haute culture de notre temps et auxquels je me suis toujours senti personnellement si redevable.


Il n’est si mauvaise place qu’entre l’enclume et le marteau. Charles Ritter en fit la cruelle expérience. Mais il eut assez d’habileté et de douceur pour rester en relations amicales avec les deux champions ennemis de 1870-1871. On connaît mal son sentiment personnel sur la grande querelle qu’il avait provoquée. Il n’aimait pas à en parler, moins encore à en écrire. Mais tout ce qu’on sait de son caractère et de ses goûts permet d’espérer qu’il penchait vers Ernest Renan plutôt que vers David Strauss. Charles Ritter, cet homme de toutes les délicatesses, condamnait certainement dans son for intérieur le grossier pangermaniste qui regrettait de n’avoir pas été plus grossier encore.


MAURICE MURET.

  1. Considérations inactuelles (David Strauss, etc.). Traduction française par M. Henri Albert, Paris, 1907.