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chaire protestante, s’il n’était pas venu trop tôt dans un monde trop vieux. Resté jusqu’à la fin de ses jours ardemment chrétien et rigoureusement protestant par la tournure de son esprit, Ritter se faisait du christianisme et du protestantisme une conception tout autre que celle qui avait cours de son temps. Sa dévotion à Strauss et à Renan révèle le sens de ses audaces. Charles Ritter n’était rien moins qu’un foudre d’orthodoxie. Dans un pays, à une époque et dans une confession où l’orthodoxie triomphait, il n’eût jamais réussi à se faire attribuer une charge ecclésiastique. L’eût-il obtenue, il aurait dû faire à l’autorité spirituelle et à ses convictions des sacrifices intolérables à la longue. Ecarté par les circonstances du domaine qui était le sien, Charles Ritter, encore une fois, ne donna point ce qu’il aurait pu donner. Ses traductions sont excellentes, mais il aurait pu faire mieux que de traduire. Du moins, les trésors de son esprit se manifestent-ils, dans la correspondance où il s’appliquait, avec une assiduité touchante. Charles Ritter aimait les grands hommes et se plaisait à entrer en relations épistolaires avec ceux dont la grandeur le séduisait tout spécialement. Sa correspondance a été publiée en partie au lendemain de sa mort sous ce titre : Choix de lettres[1]. Elle contient des confidences intéressantes de Strauss, de Renan, de George Eliot, de Sainte-Beuve. Et les lecteurs de cette Revue n’ont certainement pas oublié les pages d’un accent si juste que M. Victor Giraud consacrait, au lendemain de l’apparition de ce recueil, à Charles Ritter, « témoin de la pensée européenne dans la seconde moitié du XIXe siècle. »

Le Choix de lettres publie des propos curieux de Strauss et de Renan, mais on y chercherait en vain des lumières sur le duel épistolaire des deux illustres écrivains en 1870 et 1871. Dans sa bonté native, cette bonté propice, hélas ! aux belles illusions, Charles Ritter avait espéré d’un échange de pensées entre un grand Allemand et un grand Français d’excellens résultats pour la paix des esprits. Devant la ruine de ses espérances, il éprouva un amer chagrin. L’éditeur de ses Lettres, son propre frère M. Eugène Ritter, — l’érudit professeur genevois si hautement apprécié de tous les Rousseauistes, — a cru faire œuvre de piété en réservant cette partie de la

  1. Charles Ritter, ses amis et ses maîtres. Choix de lettres, 1859-1905. Lausanne, 1911.