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14 REVUE DES DEUX MONDES. Et pourquoi, en juillet dernier, lorsque je me sentais si heureuse d’être aimée, prête à aimer, n’ai-je pas tout confié à maman, ne lui ai-je pas tendrement demandé conseil? Quelque chose de mystérieux et d’irrésistible m’en a tou- jours empêchée : un mélange singulier de senlimens opposés et aussi puissans l’un que l’autre ; le premier, c’est que je l’ai toujours traitée en enfant gâtée; depuis que je suis toute petite, je la protège, je la garde, je m’occupe d’elle; alors j’éprouve à lui parler de moi la gêne qu’elle pourrait éprouver elle-même dans un cas analogue; c’est ennuyeux de dire à sa grande fille : Moi aussi, je suis jeune et toute prête à aimer. Ce l’est tout autant de dire à sa jeune mère : Moi aussi, je suis grande et j’ai l’âge où l’amour m’appelle... Si maman avait été une vraie maman, comme M"® de Ker- venargan, par exemple, je lui aurais dès le premier jour tout confié. Si grand’mère avait vécu, je lui aurais tout raconté immédiatement... Mais voilà, Marianne est trop jeune, et cepen- dant n’est pas une amie de mon âge, et plus en ce moment je la vois belle et gaie, plus je me sens embarrassée, intimidée en face de l’inévitable aveu auquel il faudra bien que nous nous résignions, car cette situation a je ne sais quoi de trouble, de perfide, et je me sens vivre dans une insécurité que je ne peux plus supporter. Je suis trop malheureuse. Malheureuse? Ai-je donc pris l’habitude de souffrir? Ne puis-je m’évader de la souffrance? Car, enfin, cette attente n’a rien en soi de si pénible, de si affreux. Pourquoi suis-je ainsi anxieuse, impatiente et sombre ? Moi qui ne connaissais que la joie, moi qui n’accueillais que l’insouciance et le plaisir, je souhaitais la bienvenue aux êtres étrangers comme aux choses nouvelles. Toute heure me semblait prête à faire éclore pour moi un bonheur neuf, à répandre un parfum plus enivrant encore que les autres. Ainsi, Robert Bourgueil, lorsque je me suis trouvée un matin en face de vous, j’ai cru, dans ma naïvelé prête à la tendresse et à l’émoi de ma saison dans celui du premier printemps, que vous alliez être l’amour. Mais, quand nous sommes si délicieusement incertaines, quand notre cœur ivre de sève se gonfle en nous ainsi qu’un bourgeon qui verdoie, quand nous ne savons pas vers quel but nous courons si vite, ne pouvons-nous pas nous tromper de