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JEUNE FILLE. 13 VOUS devriez bien sortir avec elle le soir, car alors j’irais vous rejoindre où vous seriez; pourquoi vous cloîtrer, vous retirer du monde? On dirait que, à votre mère et moi, vous préférez votre tristesse. Allons! ni maman ni lui ne veulent me permettre de penser trop longtemps à Jamine. Sans doute ont-ils raison. Il faut vivre. Si Robert n’est plus le même avec moi, c’est peut-être à cause de mon obstination k porter le deuil de cette amitié si chère. L’amour est jaloux de toute douleur dont il n’est pas la seule cause. Il faut aller vers l’amour. Pourtant je me l’imaginais, l’amour, à toutes les heures de ma détresse. Je songeais à ce que serait mon retour, mon arrivée. Je trouvais tout simple, d’avance, de me réfugier dans les bras que Robert m’ouvrirait, et d’y pleurer très doucement, et d’y sourire à travers mes larmes, et de murmurer : « Je vous donne mon chagrin et tout mon cœur triste et tendre; bercez-moi, consolez-moi ; je suis malheureuse, et pourtant je vous aime. Vous seul pouvez dissiper toute cette ombre noire. Emportez-moi vers la lumière ; empêchez-moi d’être Eurydice et, sans me laisser me détourner vers les ténèbres, remontez- moi vers le jour... » Mais il n’a pas ouvert les bras en me revoyant; il a été bon et doux; son amour, qui m’aurait res- suscitée par de la violence volontaire, a été respectueux et un peu lointain. Ses paroles de tendresse sont presque frater- nelles; s’il ne venait pas tous les jours, s’il ne passait pas chez nous de longues heures, s’il n’était pas dans ma maison telle- ment chez lui, je pourrais presque soupçonner qu’il m’aime déjà moins..., qu’il ne m’aime déjà plus...^ Ah I le soupçon I quelle chose affreuse, tenace, subtilement perfide !... Je ne veux pas me laisser atteindre par le soupçon. Mais il faut que j’aie une explication avec Robert ; il faut que je sache ; il me cache certainement un tourment, un ennui secret. Je veux tout savoir; n’en ai-je pas le droit? Ne serai-je pas sa femme? Et puis il faut expliquer, annoncer, révéler nos projets à maman. Je l’aurais fait dès que j’ai eu en moi-même la certi- tude d’aimer Robert, si Marianne alors n’avait pas été loin, et si ensuite la mort de Jamine n’avait pas bouleversé tout mon cœur ; je l’aurais fait dès mon retour, si Robert ne me l’avait défendu. Pourquoi?