Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 30.djvu/13

Cette page n’a pas encore été corrigée

JEUNE FILLE. XXXI Je suis très attendrie que maman soit tellement contente de me revoir, mais cela me blesse un peu dans tout ce qu’il y a encore en moi de si sombre, qu’elle manifeste tant d’entrain, de gaieté’, de goût à la vie. La maison retentit le matin de sa voix qui chante, de ses appels, du claquement de ses petites mules; et c’est un bruit vraiment inusité, car elle restait étendue très tard et, paresseuse, dolente, alanguie, s’allongeait de lit en divan, et de divan en chaise longue, rêveuse, un livre ou un miroir sur les genoux, une cigarette ou une fleur aux doigts. Maman n’est plus fatiguée. C’est une transformation tellement radicale qu’elle m’épou- vante presque. Que va-t-il nous arriver? Maman est infatigable.: Gherche-t-elle à me distraire, à me ravir à mes pensées, à m’environner de bruit vivant, à me replonger malgré moi dans la griserie de la jeunesse, en déchirant perpétuellement de ses petites mains aux doigts aigus le voile qu’entre sa gaieté et moi tisse encore ma tristesse? Mais non; ce n’est pas pour moi seule qu’elle est ainsi, c’est pour elle-même. Le matin, elle court en peignoir dans les allées du jardin mouillé, déjà hiver- nal, fourre son nez dans les derniers chrysanthèmes dont jadis elle haïssait le morne parfum amer; elle se gronde de rapporter à ses pantoufles un peu de boue, et rose, charmante, décoiffée, elle enlève alors ses bas humides et devant le feu qui crépite, elle chauffe en riant ses pieds nus. Avec le grand chien noir du jardinier, chien qu’elle détestait, dont elle avait peur, elle fait des parties interminables, elle le laisse entrer dans la maison, salir les tapis de ses pattes terreuses, et elle baise ses oreilles velues, avec un air aussi mystérieu- sement enchanté que celui de Titania auprès de l’homme à la tête d’âne. Elle ne lit plus guère; elle ne reçoit plus aussi souvent ses amies; elle semble avide de mouvement comme les êtres très jeunes qui ont en eux trop de forces; elle s’enivre d’air et de froid, elle jadis si frileuse ; et l’automobile découvert ne l’épouvante plus. Les robes, les fourrures, les chapeaux s’amon- cellent dans les armoires; elle a envie de tout; et tout lui plait; il y a de l’espoir dans ses regards, de la tendresse et de l’orgueil