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Prusse y travaillait sourdement avec son génie tenace et froid. La proie était facile. La vieille Germanie était demeurée en 1813 aussi sotte et bénévole que pendant le siècle de Léon X et aussi bonne à faire, selon l’expression épistolaire d’un cardinal émissaire du Pape pendant les transactions secrètes avec les réformateurs. Et pourtant, même des amphithéâtres universitaires de l’extrême Nord, de Königsberg où Kant professait, des avertissemens d’une grande noblesse partaient encore. « Honorer et protéger la dignité de l’homme même parmi les plus humbles, » voilà les vaines maximes qui devaient aboutir au sac de la Belgique. Les poètes de l’époque classique allemande avaient essayé de développer « l’anoblissement de l’homme intérieur. » Ce n’était pas l’affaire de la Prusse. Dès 1813, des agens actifs auprès de la Cour faisaient ressortir devant le Roi l’extrême urgence de canaliser le lyrisme dans des voies déterminées par le Gouvernement, d’encourager les poètes guerriers et de réveiller dans le peuple les vieux songes de la magnificence impériale du Moyen Age, afin de le préparer à l’unification dans un puissant empire.

Et voilà où nous revenons à l’objet de cette étude : la mainmise sur un poète exalté qui exalte la Prusse militaire. Il fallait à tout prix persuader aux plus vaillans que l’Etat prussien était leur espoir et leur protecteur naturel, ainsi que déjà il avait transformé le génie pacifique des Humboldt en un génie agissant. C’était inviter à la prison les muses qui, depuis Goethe, étaient venues visiter le pays.

Le projet, fort noble en apparence, était de restaurer dans la nation un mot qu’on disait avoir été oublié par elle, et ce mot était : Honneur. Mais il ne devait s’appliquer et avoir une signification que par la docilité envers l’Etat prussien. Le reste ne devait plus exister. Un historien prussien, Treitschke, avec une conviction presque comique, écrit que « tout ce que ses compatriotes exprimaient dans la presse, dans les discours et dissertations, gagnait immédiatement une forme poétique, et ainsi était née la plus belle poésie politique dont aucun peuple pouvait se vanter ! »

Les conseillers de Frédéric-Guillaume III firent le siège de leur roi. Assez sceptique d’abord, il se laissa bientôt persuader que le sentiment lyrique « devait être étroitement noué à la cause publique et que la sécurité du trône reposait sur lui… »