Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/818

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

offensé personnellement l’Empereur en oubliant volontairement ou non dans la note officielle, destinée à faire connaître la mort de Guillaume Ier, de faire allusion à son successeur. Lorsqu’on lui avait demandé la raison de cette omission, il avait répondu :

— J’ignorais quel titre il plairait à Sa Majesté de prendre.

Il resta au pouvoir jusqu’au 11 juin. Ce jour-là, le chancelier donna un grand dîner en son honneur[1]. C’était trois jours avant la mort de Frédéric III, de telle sorte que, si les échos du scandale causé par cette inconvenance arrivèrent jusqu’à lui, ils le trouvèrent hors d’état de s’en indigner. Mais il n’en fut pas de même de l’Impératrice : elle ressentit cruellement l’injure et d’autant plus que le chancelier faisait répandre que si Puttmaker avait dû quitter le pouvoir, c’est grâce à l’ascendant impérieux qu’elle exerçait sur son mari, allégation mensongère contre laquelle, quelques semaines plus tard, en recevant le prince de Hohenlohe, elle protestait avec indignation.

Nous en avons assez dit pour faire comprendre en quelles circonstances troublantes commençait ce nouveau règne dont tout le monde disait qu’il ne durerait pas. On ne saurait donc trop admirer le courage et la résolution avec lesquels le souverain s’élevait à la hauteur de sa tâche. Pour juger de son caractère, nous possédons deux documens précieux : son propre Journal publié après sa mort et les confidences faites par Bismarck à Maurice Busch. Mais ces documens sont contradictoires. Si l’on s’en tient aux appréciations du chancelier, le prince aurait été un être incohérent et bizarre, dépourvu de sens pratique, livré pieds et poings liés à « son Anglaise, » et il l’aurait prouvé notamment lors des négociations qui eurent lieu à Versailles en 1871 entre la Prusse et les États d’Allemagne en vue de la constitution de l’Empire. Mais tout est-il vrai dans les faits que raconte Bismarck ? Il a si souvent menti au cours de sa longue carrière qu’on peut se demander si, lorsqu’il évoquait devant son confident, avec un air de dépit et de

  1. Je tire ce détail d’un attachant volume : Un Jeune Empereur, par Harold Frédéric, traduit de l’anglais par J. de Clesles (Perrin et Cie, éditeurs, Paris, 1894). D’autre part, il y a lieu de mentionner que, d’après le prince de Hohenlohe, le bruit courait à Berlin que Bismarck voulait se débarrasser de Puttmaker et qu’en prenant sa défense, il avait joué une comédie destinée à rejeter sur l’Empereur la responsabilité de la destitution.