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de sa déconvenue en s’opposant tous les ans au 1er janvier à ce qu’il reçût le grand cordon de l’Aigle noir, auquel, d’après les usages de la Cour, il avait tous les droits.

C’était un des griefs de Frédéric contre le chancelier. Il le lui prouva le 11 mars 1888, lorsque, maître du pouvoir depuis vingt-quatre heures, ses ministres se présentèrent devant lui. En voyant Friedberg au milieu d’eux, il l’appela d’un geste affectueux et, détachant le grand cordon dont lui-même s’était paré en vue de cette réception officielle, il le lui passa au cou, bien loin de se douter, d’ailleurs, que ce témoignage de faveur serait bientôt payé d’ingratitude et qu’après sa mort, Friedberg figurerait parmi ses plus perfides calomniateurs.

Le même jour, le chancelier subit une autre humiliation. Avant de partir pour Leipsig, il avait préparé pour le soumettre à l’approbation de son nouveau maître un projet de manifeste au peuple allemand. Resté seul avec lui, il voulut le lui lire. L’Empereur ne lui en laissa pas le temps. Il prit le manuscrit qui lui était présenté et, le déposant sur son bureau sans y regarder, il en donna un autre, écrit de sa main, au chancelier en disant :

— C’est celui-ci qui doit être publié sans retard.

Bismarck, que l’Empereur avait eu la malice de laisser debout pendant l’audience, s’inclina silencieux. Peut-être avait-il été tenté de se plaindre qu’un programme de gouvernement eût été dressé sans son avis. Mais, en jetant les yeux sur le manifeste impérial, il venait d’y voir qu’il y était qualifié « premier serviteur de l’Etat » et, dans ce témoignage éclatant de confiance, il trouvait la preuve que son pouvoir n’était pas ébranlé. Cependant, dès ce moment, et bien qu’il eût dit à l’ambassadeur de France qu’il ne laisserait pas disloquer le ministère qu’il présidait, il avait dû consentir à sa dislocation. L’Empereur avait exigé, en effet, la démission du ministre de l’Intérieur Puttmaker. Ce personnage, en fonctions depuis 1882, était l’âme damnée du chancelier, son Eminence grise, le complice des intrigues nouées par lui pour obtenir dans le Reichstag, même à prix d’argent, des votes favorables à sa politique. Pour cette cause ou pour d’autres, Frédéric III ne voulait pas le laisser dans le poste important qu’il occupait. Bismarck dut invoquer la raison d’Etat pour obtenir que le remplacement de Puttmaker fût retardé de quelques semaines, bien qu’il eût