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ministères sans vues d’ensemble. C’est une éducation complète à refaire en trois conférences par semaine. Ajoutez que le prince Guillaume, comme ceux qui ont été adulés dès leur jeunesse, croit tout savoir avant d’avoir rien appris. Si l’on réussit à leur inculquer quelques connaissances, ils se hâtent de les oublier comme un bagage inutile. Pour eux, la vie est facile, et ils n’aiment pas à se donner de peine.

Ce que pensait Gneist, la majorité des gens de cour et l’élite intellectuelle de l’Empire le pensaient aussi. On pouvait tout espérer du futur Empereur, mais également tout craindre. On se rassurait cependant en se disant qu’il professait pour la personne du prince de Bismarck un véritable culte, qu’il se faisait gloire de subir son influence et de suivre ses conseils. Il aurait donc, pour guider ses premiers pas dans la carrière impériale, si elle s’ouvrait prématurément devant lui, un conseiller investi de sa confiance, circonstance d’autant plus rassurante que, depuis près de trente ans, ce conseiller gouvernait, et, en constituant l’unité allemande, en avait assuré la grandeur.

L’Allemagne aurait donc eu tout à gagner à l’avènement de Guillaume. Mais Frédéric s’étant obstiné à vivre malgré les pronostics médicaux et refusé à abdiquer, rien ne pouvait l’empêcher de recueillir la succession paternelle et de devenir empereur, perspective grosse de périls si, comme l’espéraient les ennemis du prince de Bismarck, il préludait à l’exercice du pouvoir souverain en se privant des services du chancelier. En quelles mains tomberait la direction du gouvernement, si le chancelier en était dépossédé ? Quelles qu’elles fussent, seraient-elles assez vigoureuses, assez habiles pour tenir les rênes de l’État et pour continuer à le guider à travers les complications de la politique intérieure et de la politique internationale ? L’influence de l’impératrice d’hier, la vieille Augusta, et de l’impératrice de demain, Victoria, princesse d’Angleterre, toutes deux notoirement hostiles à Bismarck, pourrait-elle faire surgir du milieu de leurs créatures un homme capable de le remplacer et d’assister efficacement un souverain dont une maladie incurable épuisait les forces, paralysait la voix et énervait la volonté ?

Cette question, depuis que la maladie du kronprinz s’était déclarée, montait aux lèvres des gens de cour, à la faveur des