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cinquante ans, ces symptômes étaient reconnaissables dans les écrits de l’un de ses plus grands historiens[1]. Il y a là un vice de constitution, qu’il faut avoir le courage de reconnaître, quoi qu’il en coûte à notre générosité.

Mais Mommsen n’est pas seulement un des témoins de cet état d’esprit, il en est aussi un des artisans. Rappelons-nous combien il a eu de lecteurs, combien il a formé de disciples. En Allemagne, bien plus encore que chez nous, les études anciennes comptent parmi les élémens primordiaux de l’éducation nationale. Tous les gens un peu cultivés s’y forment en grande partie par la connaissance de l’antiquité gréco-romaine. Or, cette connaissance, c’est à Mommsen qu’ils la doivent ; la vision de Rome, telle que Mommsen la dépeint, — de Rome égoïste et dure, et d’autant plus admirable, — cette vision a puissamment concouru à façonner leurs consciences. On voit, dès lors, à quel point il a pu agir sur l’esprit public, et en quel sens. Assurément, nous ne voulons pas jurer que, s’il eût vécu jusqu’en 1915, il eût approuvé la conduite de ses compatriotes : nous n’en savons rien. Nous disons seulement que cette conduite dérive, pour une large part, des idées qu’il a propagées. Il y a, dans l’enseignement de tout professeur, de tout érudit, des conséquences insoupçonnées, mais réelles ; et ici, ces conséquences sont d’autant plus logiques que Mommsen, nous croyons l’avoir assez montré, ne se prive jamais de proposer ou d’imposer ses propres opinions, radicales et tranchantes. par-là, nous avons le droit d’estimer que son œuvre historique est une des « sources » d’où découle le fleuve tumultueux et fangeux de l’impérialisme germanique. Il fallait bien, n’est-il pas vrai ? lui en marquer notre reconnaissance.

Enfin les Allemands ne sont pas les seuls lecteurs de Mommsen. Français, Anglais, Italiens, Suisses, Américains, tous ceux qui s’occupent des choses latines sont plus ou moins ses élèves. Peut-être n’était-il pas superflu de ramener leur attention sur la doctrine morale, ou immorale, qui circule du

  1. Nous ajouterons « et de ses hommes les meilleurs. » Car ceux qui ont connu Mommsen rendent hommage à ses vertus privées, qui furent « exquises, » parait-il. Sur quoi nous craindrions peut-être de l’avoir calomnié, si nous ne nous rassurions en pensant que nous nous sommes attaché à envisager seulement le penseur, et non l’homme. Au surplus, nous savons trop que, chez nos voisins, la moralité personnelle se concilie sans peine avec l’égoïsme national le plus effréné.