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certain retard se produit, le bataillon de réserve mettant un peu trop de temps à se rassembler.

Plus nous allons et plus nous nous rendons compte de l’indispensable nécessité qu’il y a à avoir les réserves à une toute petite distance et toujours prêtes.


2 février. — Comme je rentrais de la Croix-Gentin, ce soir, vers cinq heures, le lieutenant M… m’apprend une bien triste nouvelle. Un de nos meilleurs camarades, le capitaine Boiteux, vient d’être tué net par une balle dans la tête, tandis qu’il faisait une tournée d’inspection dans une tranchée de première ligne. C’est au brusque passage d’un créneau qu’il a été atteint. Les Allemands ont des tireurs d’élite uniquement occupés à tirer sur nos embrasures dès qu’ils observent le moindre mouvement. Quel admirable officier nous perdons là : svelte et sec, une fine et jolie tête brune, passionné pour le service, alerte et plein d’entrain, toujours en mouvement, toujours prêt aux missions les plus difficiles. Il avait trente-quatre ans et il sortait de l’Ecole de guerre. Il était marié, père de trois fillettes. Que de fois le soir, après qu’il rentrait de ses tournées, tout couvert de boue, nous nous attardions en longues causeries. Puis tout d’un coup : « Maintenant, mon cher, je vous quitte. Avant de me coucher, il faut que j’écrive à ma femme ! »

On vient de ramener son corps. Tout à l’heure, on l’a étendu sur un lit, dans une pauvre et triste chambre décorée en toute hâte avec quelques couronnes de feuillage et deux ou trois drapeaux. Il est étendu tout habillé, le crâne enveloppé de linges, le visage découvert, son képi, troué par les balles, posé sur sa poitrine.

Quelques bougies éclairent timidement ce lieu. Deux soldats, baïonnette au canon, immobiles, montent la garde. Agenouillé au pied du lit, un prêtre brancardier lit les prières dans son missel. Un officier, à tour de rôle, veille son camarade, qui, dans cette demi-obscurité, parait simplement endormi !


3 février. — Le moral des Allemands.

Rien ne serait plus dangereux que de nous faire des illusions sur notre ennemi. Mieux vaut, à tous égards, voir la réalité telle qu’elle est. Le moral des Allemands continue à être très haut. Leurs soldats se battent admirablement. Lorsqu’ils sont cernés, très souvent ils aiment mieux se faire tuer que de se rendre.