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REVUES ÉTRANGÈRES.

près les opérations, s’était senti pénétré d’un pressentiment douloureux en voyant arriver une poignée de dragons, tout épuisés de fatigue, — seuls survivans d’une patrouille de cent de nos cavaliers envoyés le matin, pour reconnaître l’approche des Allemands. Le lendemain, vers sept heures, dans sa chambre de l’Hôtel du Nord, M. Fortescue est réveillé par le fracas d’un obus tombant, d’une provenance inconnue, sur le toit de la gare. Puis ce sont des cris, des pas précipités dans l’étroite rue qui longe la Meuse, des coups de fusil échangés sur le flanc du rocher que surmonte l’antique citadelle. Bientôt celle-ci est prise par les Allemands, qui, de là-haut, « font pleuvoir une véritable grêle de mort sur les intrépides défenseurs du pont. » De l’endroit où il se tient en compagnie d’un jeune lieutenant, à l’entrée du pont, M. Fortescue aperçoit, sur l’autre rive, l’honnête figure du propriétaire de l’Hôtel de la Tête-d’Or, M. Bourgemont, qui, naguère, avait bravement refusé de quitter sa maison et sa ville. Debout, maintenant, sur le seuil de l’hôtel, il agite ses petits bras pour hâter la course d’une vingtaine de soldats, désormais incapables de se maintenir à leur poste sous cette « grêle » incessante de la mitraille ennemie. Mais voici que l’un de ces malheureux tombe, frappé d’une balle, à mi-chemin entre le pont et le seuil protecteur de la Tête-d’Or ! Aussitôt M. Bourgemont s’élance vers lui, le saisit par les bras, et tâche à l’entraîner vers l’ « angle mort, » le sûr abri qu’offre sa maison. L’écrivain américain le voit faisant ainsi quelques pas à reculons, avec sa lourde charge. Tout à coup il le voit tomber à son tour, « de cette manière un peu ridicule dont ont coutume de tomber les personnes trop grasses. » Une balle lui a traversé la cervelle.


Dorénavant la citadelle se trouvait entièrement aux mains de l’ennemi. Tout le reste de la matinée, celui-ci consacra son effort à l’attaque du pont, défendu maintenant par tout ce que nous gardions de troupes disponibles. Et dès lors je constatai combien le nombre de nos hommes était petit, et combien il leur serait impossible d’empêcher jusqu’au bout le passage des Allemands. En attendant, du moins, la mitrailleuse du lieutenant P… crachait un torrent de feu à travers le pont, et pas un Allemand n’osait approcher. À onze heures, une petite pluie fine commença, mais sans modifier aucunement la violence de la lutte… Déjà plus de la moitié de mes compagnons gisaient à nos pieds, morts ou blessés, lorsque nous eûmes la joie de voir enfin arriver un léger renfort, sous la conduite d’un sergent du 33e de ligne. Aussitôt l’intensité de notre feu s’accrut, jetant de nouveau l’épouvante et la mort sur la rive opposée.


M. Fortescue, qui n’avait pas pu déjeuner avant de sortir, — car