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Ou plutôt le fait est que cette « première » visite du journaliste américain a été, en même temps, la dernière et l’unique : pas une fois, depuis les jours lointains où il a pu assister à la défense des forts de Liège et à une tentative malheureuse des Allemands pour s’emparer de Dinant, pas une fois depuis lors il ne lui a été donné d’arriver jusqu’au « front, » malgré l’extrême désir qu’il en éprouvait. Et bien que les chefs de l’armée allemande l’aient exclu de cette faveur tout de même que l’état-major français et anglais, un fâcheux hasard a voulu que l’impossibilité commune où se trouvaient les diverses armées belligérantes d’admettre sur leur « front » des correspondans de journaux lui fût signifiée, en Belgique et en France, d’un ton moins aimable qu’au quartier général allemand. D’où, — chez un journaliste qui, comme celui-là, avait le droit d’alléguer une préparation et une compétence militaires d’ordre exceptionnel, — cette mauvaise humeur, plus ou moins inconsciente, à l’adresse de notre armée et de l’armée anglaise qui va même, parfois, jusqu’à se traduire en des efforts à peine dissimulés pour excuser tel ou tel des aspects les plus notoires de la « barbarie » allemande.

Encore y a-t-il certains aspects de cette barbarie que M. Granville Fortescue, malgré toute son indulgence habituelle, ne peut pas s’empêcher de trouver monstrueux. « La manière systématique dont les aviateurs allemands lancent leurs bombes, au hasard, sur des populations de non-combattans, — nous dit-il notamment, — est à mon avis le comble de la lâcheté. Lorsque ces aviateurs, opérant quasiment sans risque au-dessus de grandes villes, laissent tomber leurs projectiles meurtriers sur des femmes et des enfans, c’est là une œuvre d’ignominie que nulle condamnation ne suffirait à châtier. J’imagine qu’eux-mêmes, au retour de chacune de leurs expéditions, se sentent heureux et fiers d’avoir ainsi accompli leur tâche ; mais comment ils peuvent se regarder comme des soldats, voilà ce qu’il m’est impossible de comprendre. Assassins est le seul titre qui leur convienne. Et le plus affreux est que l’empereur d’Allemagne, — je le sais de la propre bouche d’un de ses confidens, — approuve pleinement cette façon de rabaisser la guerre au niveau du plus lâche et du plus répugnant brigandage ! » Semblablement, j’ai l’idée que le torpillage de la Lusitania, accompli par des officiers de la marine allemande au lendemain du jour où M. Fortescue achevait la rédaction de son livre, n’aura pas été sans atténuer quelque peu l’indulgence du journaliste américain à l’endroit d’une race qu’il considérait volontiers jusque-là comme trop « cultivée » pour être capable de procéder volontairement,