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prière, un idéal ! Comme s’il ne fallait pas professer le contraire de ces beaux esprits ! Ubi patria, ibi bene ; là où est la patrie, là seulement la vie vaut la peine d’être vécue.

Les conflits entre l’intérêt, la grandeur d’un pays et l’équité absolue, soulèvent des problèmes très délicats, devant lesquels l’esprit le plus juste peut parfois chanceler, et se sentir en quelque sorte écartelé à deux infinis. Aussi bien il y a des guerres justes, des guerres nécessaires, comme il y a des guerres injustes, et la guerre sera toujours le pourquoi de l’homme et le secret de Dieu. Vauban ne conseillait-il pas à Louis XIV de faire son pré carré, d’éviter les guerres de magnificence ? Souhaitons du moins que dans l’avenir les peuples emploient le minimum de violence pour obtenir le maximum de justes résultats, que, pareils à Cavour, leurs cochers aient tout de l’homme d’Etat, la prudence et même l’imprudence, s’efforcent de mettre d’accord le droit universel et l’intérêt national.

Je m’étonne de n’avoir pas lu souvent, dans les livres et les journaux allemands, le discours du philosophe Carnéade voulant mettre aux prises la sagesse et la justice, faire ressortir la fatalité de ces antinomies qui consternent la conscience humaine. Sa thèse consiste à soutenir que, si on est sage on n’est pas juste, si on est juste on n’est pas sage : « Quel est l’Etat assez aveugle pour ne pas préférer l’injustice qui le fait régner à la justice qui le rendrait esclave ?… Voyez Alexandre ; ce grand capitaine aurait-il pu étendre son empire sur toute l’Asie s’il avait respecté le bien d’autrui ? Et vous-mêmes, Romains, si vous êtes devenus les maîtres du monde, est-ce par votre justice ou par votre politique, vous qui étiez d’abord le moindre de tous les peuples ? Sans doute, ce que vous avez fait est dans le noble intérêt de la patrie ; mais qu’est-ce donc que l’intérêt de la patrie, sinon le dommage d’un autre peuple, c’est-à-dire l’extension du territoire par la violence ? L’homme qui procure de tels avantages, qui, renversant des villes, exterminant les nations, a rempli d’argent le trésor public et enrichi ses concitoyens, cet homme est porté jusqu’aux cieux ! »

Depuis Hegel, presque tous les docteurs germaniques s’ingénient à développer longuement, lourdement, sans la citer, la théorie de Carnéade.

On peut se demander comment, à la lueur des événemens de 1914-1915, les Allemands eussent été démasqués par Henri