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demain aux mêmes dangers que jadis, à moins qu’elles ne nous procurent la même gloire : et c’est en cela, c’est pour cela que nous sommes les Français et la France. »

Ainsi, un peuple est grand en raison directe des sacrifices qu’il fait à l’idée de patrie, en raison directe de la certitude qu’il a de son éternité. La raison de la patrie a des raisons que là la raison individuelle ne connaît guère ; celle-ci conseille l’égoïsme, commande de s’affranchir du malheur ou du deuil public. Le miracle de la patrie consiste à faire taire cet égoïsme chétif, à donner au citoyen la vision du passé et d’un avenir radieux pour ses fils : c’est pourquoi le patriotisme demeure la première vertu de l’homme civilisé :


Est Deus in nobis, agitante calescimus illo.


Est-ce à dire que l’idée de patrie ne comporte pas à son tour quelques abus ? Il ne servirait de rien de dissimuler que la grandeur d’un peuple s’accomplit souvent aux dépens de ses voisins.) Il y a des peuples de proie que l’orgueil patriotique conduit aux pires excès, des peuples détrousseurs qui, avec Hegel, voient dans l’Etat la raison d’être de l’individu, considèrent les traités comme des chiffons de papier, et prennent pour modèle cette maxime de Machiavel : « Quand il s’agit de la patrie, il ne doit être tenu aucun compte ni de justice, ni de pitié, ni de cruauté, ni de louanges ni d’opprobre ; mais, laissant de côté toute préoccupation, il faut que la patrie soit sauvée, avec gloire, ou avec ignominie. »

Faut-il ajouter foi à la théorie de Hobbes, désespérer de voir les peuples, les classes sociales s’entendre, dans quelques siècles, non plus pour détruire, mais pour édifier ? Victor Cousin a-t-il rêvé pour l’éternité, quand il a affirmé que toute guerre européenne est une guerre civile, Pasteur quand il a prophétisé que l’avenir appartiendra aux nations qui auront le plus fait en faveur de l’humanité souffrante ?

Dans un style presque biblique, Joseph de Maistre, continuateur de Hobbes, précurseur de Darwin, formule cette redoutable loi de haine qui jusqu’ici a disputé l’empire du monde à la loi d’amour : « N’entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang ? Le sang des animaux ne lui suffit pas, ni même celui des coupables versé par le glaive des lois… La terre n’a pas crié en vain ; la guerre s’allume. L’homme, saisi tout