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délices, plancher sans planches, il y a beaucoup plus de vers de terre que de tapis d’Orient ; certes, il suinte bien un peu d’eau le long de l’humus du plafond, et l’éclairage n’y est, point trop moderne : une simple bougie fichée au sommet d’une bouteille ventrue que la stéarine fondue a veinée de minces lignes blanches et ondulées. Mais enfin, il y a une bonne couche de paille, où l’on peut, selon les heures, dormir en rêvant ou sans rêver, et rêver sans dormir ; une table, des caisses, sur lesquelles on peut s’asseoir ; des cartes, des livres… et même des livres d’artillerie, et j’ai même avisé dans un coin un jeu de poker, dont l’usure prouve qu’on l’a quelquefois désembusqué. Mais chut… En somme, c’est un lieu fort délectable.


Mais voilà que la musique commence, comme pour saluer l’arrivée du colonel, la musique des marmites d’outre-Rhin, qui sont pour l’instant des marmites d’outre-Aisne, et les obus annoncés par le long hurlement de bise que fait leur passage dans l’air se mettent à passer très près au-dessus de nos têtes. Qu’est-ce donc qu’ils cherchent derrière nous ? A chacun de ces passages, qui se succèdent d’ailleurs fort vite pendant un moment, les officiers et les hommes, groupés autour du colonel, baissent instinctivement et d’un seul mouvement la tête. On dirait, à l’église, l’inclinaison unanime et pensive des fidèles, au moment de l’Elévation. Seule, la tête du colonel reste droite et impassible, plus droite peut-être qu’avant. Il blague cette petite révérence collective, et si involontairement machinale que bien peu y échappent : « Qu’est-ce que peuvent bien faire dix centimètres de plus ou de moins ? » Mais les branches qui, derrière nous, tombent avec un gémissant fracas, sous l’amputation brutale de l’acier, nous donnent un son de cloche moins rassurant. Si le tir ennemi se raccourcit un peu, nous n’y échapperons pas. Mais il s’allonge, il cherche évidemment les batteries que nous venons de quitter, et le fracas monstrueux des éclatemens s’éloigne maintenant derrière nous.

Tout justement, la batterie qui nous arrose et qui, depuis quelques jours, était très gênante pour notre secteur, a été repérée la nuit passée par ses lueurs. L’officier observateur a