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Étant donné donc que par la force des choses on n’emploie guère actuellement le tir rapide, d’autant moins indispensable que les objectifs ne se déplacent guère et restent immobiles, notre bon vieux canon de 90 s’est trouvé rendre en un sens presque autant de services que le 75, et c’est pourquoi on s’est empressé de constituer partout des batteries avec cette pièce qu’on croyait reléguée à jamais dans ces « Invalides » des canons, les arsenaux. Le 90 est même à un point de vue supérieur au 75 : il envoie des projectiles plus gros, contenant une plus grande quantité d’explosifs et dont les ravages sont par conséquent, toutes choses égales d’ailleurs, très supérieurs. Les projectiles actuels du 90 sont en effet et naturellement, à la dimension près, identiques à ceux du 75. Seul le tube propulseur diffère : qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.

Tout ce que nous venons de dire du 90 s’applique également au canon de 95 qui est une pièce analogue.


Ces batteries de trois calibres différens alignées au bord du plateau font un curieux effet sous les branchages qui couronnent chaque canon et chaque caisson, comme pour préserver d’une voilette verte leur incognito. Derrière chaque pièce les hommes ont creusé des abris, ma foi fort confortables, où ils se blottissent en cas de pluie, de vraie pluie ou de pluie de marmites. Celles-ci tombent de temps en temps, car, depuis des mois que ces batteries sont là, ces messieurs boches n’ont pas manqué de les arroser quelquefois et inconsciemment par leurs tirs systématiques sur zones. Le plateau est donc tout criblé de trous d’obus, larges et coniques et qui le font ressembler à une gigantesque passoire. Les hommes ont d’ailleurs une amusante façon de marquer leur mépris des obus teutons : ils se servent de ces trous, comment dirais-je ?… comme de feuillées.

Derrière chaque pièce, les « canards, » pardon… les canon-ni ers ont fait une sorte de petit jardin où poussent quelques fleurs printanières et dont les plates-bandes ; sont bordées en guise de cailloux par des éclats d’obus et de fusées. Comme naturellement chaque pièce veut avoir un jardin plus joli que les autres, il en est résulté toutes sortes de trouvailles ingénieuses-et pittoresques. Il faut bien passer le temps un brin.