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était aussi impatient que moi d’avoir cet entretien décisif. Quand j’arrivai, à neuf heures, le vieux bâtiment était encore désert, mais le secrétaire d’Etat travaillait déjà dans son bureau. Je ne reproduirai pas ici notre conversation, qui a été divulguée par le livre, accablant pour l’Allemagne, de mon compatriote, M. Waxweiler : La Belgique neutre et loyale.

Dès les premières paroles échangées, je m’aperçus que nous parlions chacun un langage différent et que nous ne pourrions pas nous comprendre, comme si c’eût été deux langues étrangères. J’invoquai l’honneur de la Belgique, — l’honneur aussi indispensable à une nation qu’à un particulier ! — ses devoirs de neutre, sa conduite toujours parfaitement loyale envers l’Allemagne, — à quoi le secrétaire d’État s’empressa de rendre justice, — et l’impossibilité où elle était de faire à la proposition du gouvernement impérial toute autre réponse que celle qu’elle lui avait notifiée. Il dut le reconnaître, mais avec effort et seulement en tant qu’homme privé, distinction subtile pour ne pas compromettre sa personnalité officielle.

Il me répondit par des raisons brutales qui lui paraissaient sans réplique : question de vie ou de mort pour l’Allemagne, nécessité de passer par la Belgique, afin d’écraser la France le plus rapidement possible, difficulté de forcer la frontière française, trop fortifiée. Il me répéta l’engagement de respecter l’indépendance de mon pays et de l’indemniser. C’était, je pense, la leçon apprise du chef de l’état-major qu’il me récitait mot pour mot. À ces motifs stratégiques et à ces promesses alléchantes, s’ajoutaient son regret personnel, ceux de l’Empereur et de son gouvernement, d’être contraints d’en venir là. Il me semblait étonné du peu d’impression que produisait son langage. Quand j’annonçai l’intention de quitter Berlin et de demander mes passeports, il se récria : il ne voulait pas rompre ses relations avec moi ! Qu’avait-il espéré de cet entretien, et qu’espérait-il encore ?

En me retirant, je lançai la flèche du Parthe que je tenais en réserve : la violation de la neutralité belge vaudrait à l’Allemagne une guerre avec l’Angleterre. M. de Jagow, qui m’avait parlé avec agitation, d’un ton pressant, qu’il s’efforçait de rendre persuasif, eut alors un haussement d’épaules. Mon trait s’émoussait, — telum imbelle, sine ictu, — sur un adversaire cuirassé de résolution ou d’indifférence.