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M. Giolitti est reparti pour le Piémont en évitant de se montrer. Combien aurait-il mieux fait de ne pas le quitter !

Il faut le dire à son honneur, ce qui a particulièrement froissé et indigné l’Italie dans cette affaire, c’est qu’elle a senti qu’une pression avait été tentée sur elle par une intrigue combinée avec un gouvernement étranger. M. de Bülow, ayant joué et perdu sa dernière carte, avait fait appel au concours de M. Giolitti et lui avait livré le secret des dernières propositions de l’Autriche : on a même dit qu’à ce moment le gouvernement ne les connaissait pas encore. Que ce dernier fait soit exact ou non, peu importe : il ne paraît pas douteux qu’il y a eu entente entre M. Giolitti et M. de Bülow contre le ministère et sa politique, et c’est plus que la dignité de l’Italie ne pouvait supporter. Le Carrière della Sera a exprimé avec véhémence un sentiment qu’il était en effet difficile de contenir. « Nous ne tolérerons pas, a-t-il dit, que les envoyés de l’Allemagne et de l’Autriche viennent intriguer pour faire et défaire nos ministères : nous préférons tout à l’humiliation. » M. Guglielmo Ferrero a dit les mêmes choses dans le Secolo, avec l’autorité qui lui est propre. « Comme il était désormais trop tard, a-t-il écrit, pour faire de nouvelles propositions au ministère, le prince de Bülow s’est entendu avec un groupe d’hommes politiques désireux de renverser le Cabinet pour prendre sa place, et de journalistes à son service. Il a réussi à renverser le Cabinet pour le moment, mais non pas à changer l’opinion publique. Ce sont là des méthodes dont la diplomatie européenne se sert à Constantinople et dont on se servait à Fez avant que le Maroc fût placé sous le protectorat de la France. L’ambassadeur qui aurait fait dans une capitale européenne quelconque ce que M. de Bülow a fait à Rome aurait dû être rappelé immédiatement, sur la demande de la Puissance auprès de laquelle il était accrédité. Cette crise formidable devra décider à la face du monde si l’Italie est disposée à tolérer que la diplomatie allemande la traite comme la Turquie et ne fasse pas de distinction entre Rome et Byzance. » Ce trait final flétrit la diplomatie allemande ; la mission de M. de Bülow en restera marquée dans l’histoire. Quant à l’influence allemande, ce qui pouvait en subsister encore en Italie en a disparu pour longtemps.

Le ministère Salandra-Sonnino est sorti fortifié de cette crise. La bourrasque a été violente, mais courte, et elle a éclairci et assaini l’atmosphère. Sans le faire exprès, M. Giolitti a rendu un grand service aux hommes qu’il a voulu renverser : il les a consolidés. Les manœuvres de ce genre doivent réussir du premier coup, faute de quoi,