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échaufferont de leurs instincts. Encore la tranquillité de ce philosophe ne doit-elle pas faire illusion. L’orgueil national, dont il est le digne interprète, va chez lui jusqu’à la mégalomanie ; et son amour de la guerre, témoignage de son patriotisme, révèle par momens une sorte de fureur morbide. Il a une sinistre façon de réclamer, pour, certains épisodes de sa combinaison tactique, des « torrens de sang. » Et c’est, dit-il, afin de gagner du temps. Nécessité de la guerre ! une nécessité qui ne lui déplaît pas beaucoup et qui même parait lui sourire assez bien, quand il écrit, dans La guerre d’aujourd’hui : « Le sang est un suc tout particulier. Lorsqu’on le répand sciemment et à propos, il s’en dégage une lueur qui est l’aurore de la victoire. » Une lueur ; et, peut-être, un fumet ? Ce n’est pas sur le champ de bataille que s’anime ainsi le général, d’ailleurs à la retraite et la soixantaine passée, mais au calme de son bureau.

Bernhardi, ne le prenons pas pour un inventeur extraordinaire : le principal de sa philosophie, il le doit à Treitschke ; sa stratégie serait ingrate, si elle méconnaissait Clausewitz. Peu original, il ne représente que mieux, en Allemagne, l’ample collectivité des savans énergumènes militaires. Il est l’un d’eux et, sans nul doute, l’un des plus intelligens, très remarquable de lucidité, de vigueur mentale, de patience et d’ingéniosité, bon dialecticien qui, dans la fougue même, a de la précaution. Lisons Notre avenir ; et nous saurons ce qui se passait, à la veille de la guerre, dans les têtes allemandes les mieux munies de leurs projets.

L’Allemagne, dit Bernhardi, n’a point en Europe et dans l’univers la situation qu’elle a besoin d’avoir. Elle comptera bientôt soixante-dix millions d’habitans ; sa population, chaque année, augmente d’un million d’âmes et autant dire que, dans dix ans, elle aura doublé son chiffre de 1870, quarante millions. Or, son territoire est à peine un peu plus étendu que la France, qui compte à peine quarante millions d’habitans. Voilà l’injustice et, en tout cas, l’incommodité. Les Allemands se sentent à l’étroit chez eux. Ils demandent de l’air. Eh bien ! qu’on leur en donne ? On refuse de leur en donner : donc, aux armes, pour la conquête de l’espace. Un tel raisonnement charme l’esprit, par tant de rigueur. Notons pourtant que la densité de la population allemande ne va pas jusqu’à l’étouffement, de l’aveu même de notre auteur. Il vante les progrès magnifiques de l’industrie allemande, laquelle (avoue-t-il) est si prospère dans les villes qu’elle dépeuple les campagnes, « si bien que l’agriculture est forcée de recourir aux ouvriers étrangers. » Cette considération pouvait engager Bernhardi à