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profondes, aux bourbiers fréquens, aux trous d’obus que déjà l’on entreprit de combler avec les briques de la cité de Nieuport en ruines.

Plus loin, un convoi cahote, sans un bruit de voix. Les conducteurs, tapis sur leurs sièges, se recroquevillent l’épaule dans l’épaule. L’escorte se dissimule entre les voitures. Derrière le flanc du cortège le moins exposé au feu possible, marchent, par couples, des soldats engoncés, que le havresac surplombe avec, par-dessus, les couvertures en rouleau. Ils croisent une section qui revient de la tranchée. Las, courbés, appuyés sur des bâtons de pèlerin, cuirassés de boue sèche, barbus jusqu’aux yeux comme de bons épagneuls, les soldats clopinent selon le poids de terre qui englue brodequins et houseaux. De leurs capotes juponnées, ceintes à la taille, de leurs barbes, des étoffes enroulées, tordues sur les crânes, quelque chose émane qui s’apparente à nos souvenirs de vieilles images représentant les Orientaux des contes anciens. Tout ce monde se glisse dans les ombres bien maigres des arbres sans feuillage. On se tait ou murmure à peine, comme si pouvait nous entendre la boule de lumière ennemie planant là-bas, sur les toitures d’un village lointain qu’elle révèle.

Les colonnes de la garde montante et celles de la garde descendante se croisent, de plus en plus nombreuses, dans l’azur de la nuit lunaire qui les voile, qui les mélange au paysage vide, à ses bruits. Fantômes muets, bleuâtres, lents, les soldats piétinent à la file, sans un mot presque. Seules les housses des képis luisent sur les lignes ténébreuses. Nous en dépassons beaucoup, et encore d’autres, qui vont au feu, qui reviennent par les bas-côtés de la route, qui se reposent dans un pan d’ombre, qui bivouaquent au fond du fossé, qui regardent fuir une ambulance automobile emportant, à toute vitesse, des malheureux gravement blessés vers les soins urgens, vers un hôpital de l’arrière et sa table d’opérations.

Nous continuons de courir à l’inverse, et du côté de la bataille. On l’entend crépiter parfois, aux détours de la route. Déjà voici la station, ses trains de ravitaillement au garage, ses magasins de briques ébréchées, puis l’amas de planches brisées, de ferrailles tordues qu’est le wagon où vint éclater un obus expansif. La mitraille de ses trois cents morceaux a criblé les alentours. A travers la ville en ruines, prise et reprise