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péniblement vers le hameau. Le cœur se serre, égoïste. On craint pour soi-même le sort de celui qu’ils amènent, éventré sans doute. Il disparaît. Il reparait. Il tourne le coin. Il pénètre dans la première maisonnette de briques, de contrevens verts, de tuiles rouges. Le docteur s’y rend. Nous lui disons adieu, car le patient ne semble pas transportable dans notre voiture sans couchette : « A Ypres, évitez la rue au Beurre. C’est toujours laque leurs marmites tombent. Et dépêchez-vous ! » Le chauffeur rate l’allumage. Je surprends une impatience en soi que je réprime. Nous repartons. Des nuages violâtres assombrissent le crépuscule au bout de la route droite.

Par instans les éclairs d’artilleries lointaines illuminent les masses du ciel bas. Des fourragères chargées de paille encombrent la chaussée qu’obstrue encore un convoi de sens inverse. Redoutant de s’embourber dans les fondrières des contre-bas, les tringlots refusent d’ouvrir le passage. Nous compliquons la difficulté que ne résout pas le beuglement ininterrompu de notre corne. Les chevaux se font rétifs. Ils reculent dans leurs traits. La belle cible que c’est là pour l’observateur de la batterie allemande. A quoi pense-t-il dans son trou, dans son arbre, ou dans son grenier ? Sûrement la catastrophe va nous échoir. L’univers s’anéantira pour nos êtres en pièces. Nous nous regardons les uns les autres. Nos sourires raillent nos appréhensions mutuellement soupçonnées. Le maréchal des logis peste et jure contre ses hommes. Il pousse sa monture. Il agite les bras et les pans de sa pèlerine. Il invective. Il ordonne. Lui-même a le sens d’un péril. Enfin un attelage dévie, patauge-dans les flaques du contre-bas, en laissant sa fourragère sur la chaussée. L’autre manœuvre de même pour le premier fourgon du convoi. Nous franchissons l’emplacement ainsi livré par les chevaux qui se cabrent sous l’éperon des conducteurs. C’est tout de même un soulagement. On aime respirer.

L’averse fustige les arbres, monde le pavage, ruisselle sur les capotes d’un détachement. Courbés, bossus, les fantassins traînent leurs pieds de terre pesante. Ils grognent, la pipe dans la barbe. Quelques-uns s’appuient sur des cannes d’alpinistes, sur des bâtons de pèlerins. Nous les dépassons. Ypres est traversé au bruit de l’averse qui redouble, de la canonnade qui bouscule l’air, des murailles qui s’écroulent dans la rue au Beurre ; mais, dans les cabarets, les maisons, les restaurans, on dîne.