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sous le bombardement. La femme, la mère, deux petites sœurs y furent écrasées ; famille de celui qui nous parle en pleurant. La veille seulement il quitta la tranchée, devant Dixmude. Les camarades de la relève lui ont appris son infortune. Il a voulu revoir la place de la tragédie. Le voici devant les traces de la fatalité. Les siens avaient dû fuir déjà leur maison en flammes pour se réfugier de Dixmude à Furnes, chez des amis. De ces gens, nul ne survit que le soldat veuf et orphelin, son bébé de trois mois en nourrice au village, près de la mer. Et lui, soldat, qui, depuis le début, combattit à Liège, à Louvain, Anvers, Dixmude, n’a pas reçu la moindre blessure. À Louvain, il tiraillait côte à côte avec son meilleur ami, qui s’affaissa brusquement tué par une balle. Donc plus d’ami. Plus de famille. Personne. Nous l’écoutons. Nous ne pouvons que répéter ses plaintes. Nous sommes le chœur de la tragédie antique. Il est le héros revenu devant le tombeau de sa race. Deux larmes coulent vers la moustache d’or sur le visage coloré qui se crispe.

Personne non plus, sauf nous, dans la gracieuse ville abandonnée que flatte le soleil de mars, que comblent le silence et le vide. La maison des victimes a conservé sa mine flamande, bien propre, sur toute la façade aux fenêtres régulières et hautes, sans brisure. La catastrophe fut intérieure dans ce grand sépulcre blanchi. Se reculant, on aperçoit la toiture en un point défoncée. Devant le décor de la tragédie, devant le chœur impuissant, le guerrier pleure, secoué par des frémissemens nerveux. Il contemple une relique, la pochette de cuir, trouée au centre, par le fer qui éventra sa jeune épouse. Les billets de banque sont largement perforés dans l’épaisseur de la liasse, déchiquetés. Le veuf fixe les yeux sur le reste de son avoir. Ils voient plus loin. Apparemment, le héros songe aux projets établis à deux, le soir, en comptant leur fortune. L’avenir de leur enfant, la chère femme le voulait embellir par leurs économies, leur sagesse, leur travail commun, celui de la maison où cousent les servantes, et celui du négoce à la mer. Évidemment, la ménagère ressuscite, pour son mari, telle qu’elle était rangeant ces précieux témoignages de leur richesse honnête, d’un soigneux labeur, de leur existence contente et douce. Un acier anonyme put férocement abolir cela, parce qu’un peuple admirable a défendu contre la violence des Barbares l’honneur de sa loyauté.