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l’esprit conscient et averti, comme s’ils prévoyaient ce qu’il leur en coûterait pour le conserver et pour en conquérir d’autres, comme s’ils prévoyaient le prix qu’ils auraient à payer et l’acceptaient d’avance. Les enfans mêmes, et les femmes dont les faibles bras les soulevaient, tous semblaient avoir un cœur viril. Et ainsi, posément et en silence, ils contemplaient et s’en allaient, laissant la place à d’autres qui contemplaient à leur tour et s’en allaient. Tout le jour la foule se renouvela, et c’était toujours la même foule, recueillie, intelligente et silencieuse, fixant sur le drapeau un regard attentif, et comprenant tout ce qu’inspirait à son cœur français la seule présence de cet emblème flottant a cette fenêtre.

Tel était, au mois d’août, le visage de Paris.


II. — FEVRIER

La brume de février sur la Seine. Les bateaux marchent de nouveau, mais ils s’arrêtent à la nuit, et le fleuve lisse et d’un noir d’encre a les mêmes longs reflets de plantes aquatiques qu’au mois d’août. Pourtant, ces reflets sont moins nombreux et plus pâles ; car les lumières éclatantes sont partout voilées. La ligne des quais est à peine perceptible, et les hauteurs du Trocadéro se perdent dans la nuit ; bientôt le contour si net des tours de Notre-Dame s’effacera à son tour. Sur les voies trempées, seuls quelques réverbères jettent leurs zigzags de lumière humide. Les magasins sont fermés, et d’épais rideaux voilent les fenêtres des étages supérieurs. Les maisons ont toutes des visages aveugles.

Dans les rues étroites de la Rive Gauche l’obscurité est encore plus profonde, et les rares lumières disséminées dans les cités et les cours rappellent le chiaroscuro mystérieux des eaux-fortes de Piranesi. La lueur du fourneau du marchand de marrons a un coin de rue rend plus vive encore cette évocation de la vieille Italie romantique, et les ténèbres qui s’étendent au-delà semblent pleines de grands manteaux de conspirateurs. Pour rentrer chez moi, je tourne dans une rue déserte entre de hauts murs de jardins, un seul bec de gaz apparaissant bien loin à l’autre bout. Pas un être humain n’est visible entre moi et cette lumière ; mes pas résonnent sans fin dans le silence. Une