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passage pour sortir de la gare. Bien en vue, éclairée en plein, pour frapper leurs regards, une inscription se lit : « Vous êtes en France, soyez les bienvenus. » L’un après l’autre, ces gens lèvent les yeux vers la lumière qui attire, et semblent épeler, avec des lèvres hésitantes, une voix qui tremble : « Vous êtes… en France ! » Puis les yeux se voilent de larmes, et un cri s’étrangle, on le sent qui s’étouffe dans la gorge : « Vive la France ! » Joie indicible à quoi on ne peut croire, et que m’exprimait ainsi hier une femme rapatriée : « Oh ! madame, la première fois qu’on a revu un soldat français ! » Rien ne peut rendre ce que disaient ces mots si simples.

Déjà, causant tout à l’heure avec quelques membres du Comité de Secours de Thonon, j’avais appris qu’au bout de quelques jours, après les premiers arrivages, on avait été amené à placer à la gare cette inscription, car les questions posées par tous étaient les mêmes : « Est-on en France ? Est-ce bien vrai ? » Il fallait répondre d’avance à ce doute angoissant.

Voici que nous sortons de la gare sous la pluie qui recommence à tomber, accompagnant nos réfugiés. Il faut les guider, porter les bébés, les petits paquets, soutenir de pauvres vieux qui chancellent. Mais tous sont pleins de confiance. Ils vont se reposer, ils auront tout à l’heure un bon lit, des soins, une chaude atmosphère qui réconforte.

Et nous entrons à la caserne. Dans le couloir d’accès, un triage sommaire. Les hommes valides ne resteront pas, les hôtels les attendent. Quelques femmes seules seront retenues aussi à la porte. Les familles nombreuses, les jeunes mères, les femmes âgées montent lentement le grand escalier qui mène au dortoir. Puis la répartition se fait dans les salles, sans bruit, sans cris. Les enfans, las, s’endorment avant qu’on les déshabille. Des femmes s’étendent sans prendre le temps d’ôter leurs vêtemens, tant leur fatigue est extrême. La feuille du convoyeur signale quarante et un bébés au-dessous de deux ans, cent trois enfans de deux à sept ans. Quatre cent quarante-sept personnes en tout, dont un grand nombre de vieillards des deux sexes. Presque tous viennent de Meurthe-et-Moselle. Nous causerons demain. Il est 11 heures passées. Nous rejoignons le petit hôtel où nous avons préparé notre gîte. Demain, à 8 heures et demie, heure du premier déjeuner des hospitalisés, nous avons rendez-vous à la caserne.