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perdre sa personnalité ? « Il demeurera un caillou de France sous la botte de l’envahisseur. Il subira l’inévitable et maintiendra ce qui ne meurt pas. » Ainsi l’Alsace restera, même sous la domination allemande, une terre française : c’est à elle que le général Joffre, après quarante-quatre ans, est venu apporter le baiser de la France.

L’influence de la terre, l’action d’un milieu historique, c’est encore la pensée profonde de Colette Baudoche. Il est arrivé en conquérant, le jeune M. Frédéric Asmus, docteur d’Université, professeur au lycée de Metz, « un de ces envahisseurs pacifiques qui se sont mis en marche derrière les autres ; » mais c’est lui qui peu à peu sera conquis, comme l’ont été, de tout temps, les barbares vainqueurs, au contact d’une civilisation supérieure. Honnête et laborieux, il est pédant et grossier : quand arrive le Salvator, la bière de mars, il se saoule et s’en vante : « Ce sont nos mœurs. » Il a une fiancée, quelque Walkyrie, qui lui envoie en cadeau un coussin bourré avec les cheveux qu’elle perd en se peignant. Pour policer ce huron, M. Barrès n’est pas allé lui chercher des éducatrices dans la plus haute société. Les dames Baudoche, chez qui il vient se loger, sont deux femmes de condition très modeste, une grand’mère et sa petite-fille, presque pauvres : elles en seront plus représentatives. Héritières d’une race qui a longtemps vécu sur le sol et s’y est affinée, elles ont acquis une vive sensibilité, une délicatesse naturelle, un instinct des nuances que choque tout ce qui est heurté, appuyé, discordant. Colette n’a fait qu’apercevoir M. Asmus, et déjà elle l’a jugé : « Est-il assez lourdaud, M. le docteur ! s’écrie la malicieuse Messine. Quelles bottes et quelle cravate ! » Auprès de ses humbles logeuses, le savant universitaire s’initie à une politesse que toute sa science ne lui avait pas laissé soupçonner. Il n’avait d’abord recherché leur conversation qu’afin de perfectionner son français ; mais sous les mots il découvre les idées et les sentimens. Une fois ces dames l’emmènent à une conférence française, et il envie ce public qui saisit si rapidement toutes les finesses d’un discours. Une autre fois, c’est à Nancy qu’elles le conduisent, et dans cet ensemble harmonieux de la place Stanislas il a la révélation du goût français. Au printemps, son cœur s’émeut dans la campagne autour de Metz. Il entre dans un état mystique, il a la sensation de se hausser à un « plateau supérieur. » Il commet alors des actes qui, pour un sujet de Guillaume II, sont des énormités : il blâme l’interdiction de la langue française en Lorraine, il réfute devant ses élèves certains mensonges trop violens des livres de classe allemands. Les pangermanistes s’alarment, et ce n’est pas à