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par M. Washburn lui ont répété le naïf propos des deux réservistes sur « l’anéantissement presque complet » de l’armée française. C’est avec cette fable que, depuis bientôt six mois, le maréchal von Hindenburg réussit à réconforter le « moral » de ses troupes, tout de même que, sur l’autre « front, » ses collègues obtiennent le même résultat en affirmant à leurs hommes « l’anéantissement presque complet » de l’armée du grand-duc Nicolas. « Tous les prisonniers s’accordent à croire que l’effort militaire de l’Allemagne est désormais achevé en Belgique et en France. Ils déclarent imperturbablement qu’ils ont terminé leur lâche au-delà du Rhin, et que maintenant il ne leur reste plus qu’à digérer la Russie à leur loisir, sans le moindre besoin d’un excès de hâte. » Il y a mieux : parmi ces Allemands qui demeuraient sourds à toutes les objections du correspondant américain, plusieurs avaient d’abord combattu sur l’Yser ! Ils avaient pu voir en personne ce qui en était de « l’anéantissement à peu près complet » des troupes françaises : mais l’attestation de leurs chefs, cette fois encore, leur avait paru plus probante que le témoignage de leurs propres yeux !

C’est seulement au dernier chapitre de son livre que M. Washburn nous signale le cas, tout exceptionnel, d’un prisonnier allemand dont les yeux commençaient à s’ouvrir. « Cet homme, que j’avais pris à part et interrogé amicalement dans sa langue, a enfin consenti à s’épancher quelque peu de ses griefs et de ses alarmes. Il m’a confessé que, en fait, les troupes allemandes ne savaient jamais rien de leurs propres mouvemens, et ignoraient même qu’une attaque fût en préparation jusqu’à l’instant précis où elles recevaient l’ordre de sortir des tranchées. Il m’a appris également que les pertes allemandes, sur le front russe, avaient été tout à fait terribles depuis le début de la nouvelle invasion, — encore que le même homme eût affirmé absolument le contraire, il y avait quelques instans, à l’officier russe qui l’avait questionné sur le même sujet. »


Mais il est temps que je revienne au livre de M. Graham, plus riche pour nous d’enseignement aussi bien que d’attrait. L’écrivain anglais n’a pas eu en vérité, comme son confrère américain, le privilège de pouvoir visiter tour à tour les différens endroits où s’était déroulée, quelques semaines auparavant, telle ou telle des actions les plus importantes de la première partie de la présente guerre : mais on sait déjà de quelle façon sa double qualité de poète et de « russophile » lui a souvent rendu possible d’atteindre la signification intime d’un bon nombre de spectacles d’ordre plus permanent, et dont le