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desseins révélés par l’ineffable comte Bernstorf, — et ce n’est pas sûr ! — nous n’aurions échappé ni à un démembrement, ni à une formidable indemnité de guerre, ni à un asservissement économique ; nous aurions été mis cette fois dans l’impossibilité absolue, quelle que fut notre vitalité, de nous relever jamais. C’était donc bien la lutte pour la vie qui allait s’engager. Qu’on veuille songer que jamais encore, dans les temps modernes, pareille question ne s’était posée avec une aussi angoissante évidence. Ni en 1870, ni sous la Révolution et sous l’Empire, ni sous Louis XIV, ni pendant les guerres de religion, jamais l’enjeu n’avait été aussi grave ; et pour trouver au cours de notre histoire une situation comparable, un danger aussi pressant, je crois bien qu’il faut remonter jusqu’à la guerre de Cent ans et jusqu’à Jeanne d’Arc. Voilà ce dont on a eu, jusque dans les plus humbles villages de France, l’obscur pressentiment et la brusque intuition. Paysans, ouvriers, commerçans, petits bourgeois, gens d’étude et de réflexion, il n’est personne, au moment de la déclaration de guerre, qui n’ait senti avec une force singulière qu’il allait combattre pro aris et focis. Et telle est, à n’en pas douter, la principale raison de l’élan prodigieusement unanime qui, d’un bout à l’autre du territoire, a soulevé l’opinion française et lui a fait accepter virilement, presque avec joie, les durs et sanglans sacrifices de la victoire. On avait escompté nos divisions intérieures, notre soi-disant anarchie chronique : à la grande surprise non seulement de nos ennemis, mais de nos amis mêmes, instantanément le bloc français s’est reformé. Le danger commun a créé une âme commune, une âme à bien des égards nouvelle. Mieux qu’en 1870, plus complètement qu’en 1792, tous les Français, sans distinction de parti, d’école ou d’église, ont communié dans la ferveur spontanée d’un de ces grands sentimens simples qui sont à l’origine de toutes les grandes actions collectives. Il y a dans la vie des peuples comme dans celle des individus des heures qui, par l’intensité d’émotion qu’elles dégagent, par l’ébranlement moral qu’elles provoquent, par les conséquences qu’elles entraînent valent bien des années de vie courante et moyenne. Nous venons de vivre une de ces heures-là : nul d’entre nous ne sera après ce qu’il était avant.

Et nul d’entre nous n’écrira, ne pourra écrire après comme il écrivait avant. Déjà, comme elles sont loin de nous, les pages