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plus impersonnelle, — histoire ou critique, — est l’expression d’une âme individuelle, ou elle n’existe pas. Or, l’âme française, nous le constatons tous les jours, a été remuée jusque dans ses profondeurs par les tragiques événemens qui se déroulent depuis neuf mois. La guerre est venue comme un voleur ; elle a surpris même ceux qui auraient pu, qui devaient s’y attendre, et ceux aussi, — nous en étions, — qui, ayant vu l’étranger, étaient convaincus dans leur for intime que la seule chose qui manquât à la France contemporaine pour reprendre son vrai rang dans le monde, était une guerre, et une guerre heureuse. Cette guerre, nous la redoutions, et, même heureuse, nous n’osions pas la souhaiter ; et nous nous abstenions par principe de jamais exprimer publiquement nos pressentimens ou nos craintes, de peur de paraître, fût-ce d’un mot, pousser à un conflit que nous prévoyions devoir être effroyable… Et que dire des autres, de tous les illusionnés du pacifisme, de tous ceux qui, par nonchalance, oubli, naïveté ou ignorance, s’endormaient commodément sur le mol oreiller d’un rêve de paix perpétuelle ! Ce fut pour beaucoup un terrible réveil, pour tous un sursaut formidable. La guerre ! sur trente-neuf millions de Français, combien y en avait-il qui fussent capables de se représenter avec exactitude tout ce que ce mot exprime ! Et, même parmi ceux qui avaient vu 70 ou les guerres coloniales, combien, des journées entières, n’ont pu s’habituer à l’idée d’une guerre européenne, ont eu quelque peine à la « réaliser ! » Combien auraient pu s’appliquer ces lignes, qui sont datées du 10 août, et qui sont signées d’Émile Faguet !


Je ne pense pas à autre chose. Le matin, au réveil, il y a une demi-minute, peut-être, de « penser à rien. » Pui ?, brusquement, avec un je ne sais quoi qui pince le cœur : « Mais il y a la guerre ! Mais on se bat ! » Et voilà la pensée de toute la journée qui s’installe dans mon esprit pour n’en pas sortir, avec ce sentiment intime qu’il serait criminel de n’y pas penser, et qu’on aurait du remords de penser à autre chose.


En fait, pouvions-nous penser à autre chose ? Il n’est pas un Français qui n’ait eu alors, je ne dis même pas le sentiment, mais la sensation presque physique, que ce qui allait se jouer dans cette partie décisive, ce n’était rien de moins que l’existence même de la patrie. Victorieuse, l’Allemagne, cela n’est pas douteux, eût, sous une forme ou sous une autre, annexé la France. À supposer même qu’il faille en rabattre des présomptueux