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Le lendemain de grand matin, M. Hitrovo vint me dire que des réunions très sérieuses et menaçantes de softas avaient lieu dans toutes les mosquées et surtout dans le médressé du sultan Bayazid, ou les Muderriss (professeurs) tenaient des discours incendiaires et poussaient la jeunesse à se porter vers le palais. Le mouvement se dessinait de plus en plus comme un mouvement politique intérieur qui ne visait que le Ministère et le Sultan. Mais le danger n’en subsistait pas moins, comme dans toutes les crises de ce genre, et surtout en Turquie, où une soldatesque en débandade et rebelle à la discipline se livre vite à des excès. Alors ce seraient certainement les quartiers chrétiens et étrangers qui seraient le plus exposés. Aussi l’inquiétude publique ne faisait-elle que croître. Dans le corps diplomatique et le « monde » de Péra, elle avait atteint son point culminant le soir du jour suivant, lorsqu’il y eut réunion à l’ambassade d’Autriche. Le comte Zichy, voulant rassurer la colonie étrangère, avait invité tout le corps diplomatique et beaucoup d’autres personnes de la société. On y venait avec crainte, on s’attendait a quelque chose : c’était justement le jeudi pour lequel le « massacre » avait été annoncé. Au beau milieu de la soirée, la princesse Ghika chantait au piano une romance pour animer un peu la société qui languissait, lorsqu’on vint en hâte appeler le chef des pompiers, comte Szeczeny : il y avait un incendie à Galata. Quelques minutes plus tard, un kavas accourait chercher M. Hitrovo… Il n’en fallut pas tant pour provoquer une vraie panique. On quittait en hâte l’ambassade, mais beaucoup de personnes, et j’étais du nombre, grimpèrent d’abord sur le toit, d’où l’on voyait flamber à Galata un grand incendie.

Ainsi qu’on devait bien s’y attendre, il n’y avait là qu’un de ces accidens communs, très fréquens alors à Constantinople. C’était un dépôt de spiritueux qui brûlait, et cela occasionnait une vaste lueur qui se projetait bien loin et donnait l’aspect sinistre qui parut d’abord si inquiétant. Une foule énorme s’était réunie autour du lieu d’où partaient les flammes. Il y avait dans le nombre beaucoup de softas, mais aucun désordre n’eut lieu, ce que vinrent constater avec satisfaction quelques-uns de nos jeunes gens qui étaient allés voir ce qui s’y passait. Toutefois, la crise intérieure qui se préparait ne tarda pas à éclater. Le lendemain même, je crois, des masses de softas armés commencèrent,