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ne rendent-ils pas la pareille aux marchandises destinées aux Alliés ? Ce n’est pas la faute de l’Amérique si leurs navires sont cachés dans les ports, les fleuves et les canaux de l’Empire, au lieu d’exercer, eux aussi, en pleine mer, le droit de visite avec toutes ses suites. En somme, l’Allemagne exige de l’Amérique d’interdire à l’Angleterre et à la France d’user de leurs flottes, parce que l’Allemagne s’interdit à elle-même d’user de la sienne. Jamais on n’aurait vu une pareille violation de la neutralité par le changement et le renversement arbitraires des forces en présence. Le comte Bernstorf n’a pas pu échapper à la réponse qu’il méritait : il l’a reçue sans rien dire et l’a envoyée à Berlin, où on la médite encore en ce moment.

Nous avons à Washington un ambassadeur qui, heureusement pour lui et pour nous, n’a aucun point de ressemblance avec le comte Bernstorf. Connaissant bien les Américains, il les aime, les respecte et n’aurait jamais eu l’idée de les soumettre à la propagande à haute pression au moyen de laquelle le comte Bernstorf, doublé de M. Dernburg, a essayé de violenter leur conscience en égarant leur raison. Mais la raison et la conscience des Américains sont également solides : le plus sûr est de les laisser à elles-mêmes et de se garder de les heurter. Ce procédé a réussi à M. Jusserand et il a pu, dans un discours prononcé au banquet de la Société des « Filles de la révolution américaine, » tenir un langage aussi éloigné que possible de celui du comte Bernstorf dans son mémorandum désormais historique. Après avoir rappelé que le problème dont l’Europe cherche en ce moment la solution est le même que l’Amérique a résolu au moment de sa Révolution, — à savoir celui de la liberté humaine, — il a rendu hommage à l’attitude des États-Unis. « Les États-Unis, a-t-il dit, se sont comportés dans la crise européenne d’une façon qui commande le respect et la gratitude du monde. En France, nous avons appris à connaître le cœur américain, fait de l’or le plus pur. Je suis heureux d’exprimer les remerciemens de la France pour la générosité de l’Amérique neutre. » L’Amérique a mérité cet éloge par l’ensemble de sa politique ferme, correcte, vraiment neutre en effet ; mais le comte Bernstorf et le pays qu’il représente si dignement se sont mis dans l’impossibilité de s’y associer jamais.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.