Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/190

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cas, nous aurions trop vu ; dans l’autre, nous n’aurions rien vu du tout, puisque tout chôme le dimanche, jusqu’aux promenades. Donc nous en avons fait notre deuil, et nous avons poussé plus avant.

« Nous avons vu à Jugon le jeune Rωbωté, comme on dit dans le pays. Il n’y était pas au moment de notre arrivée ; on l’a envoyé chercher, et il s’est mis en petite tenue pour venir nous voir. Il est en grande odeur de sainteté dans le pays quand on l’a vu en uniforme, on a cru qu’il était devenu général, et on s’étonnait de cette fortune rapide, et telle qu’on n’en voit que dans les révolutions. Au reste, il nous a faussé compagnie, et il n’a pas fait avec nous le petit voyage qu’il projetait. Nous avons causé quelques heures ensemble, beaucoup ri, et nous nous sommes dit adieu.

« Depuis, nous courons la poste. Nous avons fait pendant trois jours de suite treize lieues par jour, toujours à pied. En Normandie, on trouvait parfois une voiture complaisante ; ici, le Breton écorche le Français, mais ne le conduit pas. Les rues sont pavées de mendians ; les routes mêmes en sont macadamisées. Tout ce sale peuple comprend très bien le français quand il y a intérêt, et fait la sourde oreille quand vous avez besoin de lui. Hier, nous avons visité le port et le bagne de Brest ; c’est une belle journée ; nous avons beaucoup vu et des choses curieuses. Mais, une fois la rade passée, nous sommes tombés en Basse-Bretagne, et nous avons failli coucher au grand air.

« Crozon, où habite notre ami Edouard, n’est sur aucune route ; il y a mille chemins de traverse pour y arriver ; le meilleur est impraticable. Or hier, dans l’espoir d’aller coucher à Crozon, nous étions venus à Quelern, qui est a trois lieues de Crozon. Arrivés, on nous dit unanimement qu’il est impossible d’aller à Crozon sans se perdre ; qu’il est impossible de coucher à Quelern ; que le plus prochain village est à une lieue, et qu’il est également impossible d’y trouver un lit. Conséquence nette : il faut coucher à la belle étoile. Nous avons dû nous installer de force chez une femme, et lui dire que, de deux choses l’une : ou bien nous coucherions chez elle, ou bien elle nous trouverait un guide. Elle nous en trouva deux.

« A Crozon, portes closes partout. L’hôtel où habite M. de Suckau nous ferma sa porte au nez, et aujourd’hui il en verse