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blessures faites à l’Empire romain ; il se plaît à espérer que ces blessures ne l’ont qu’affaibli sans le détruire, et qu’il pourra s’en relever ; lorsque l’invasion se rapproche de son pays, il organise la résistance, et sa dernière prière est pour demander à Dieu la grâce de mourir avant d’avoir vu prendre sa chère ville d’Hippone. Saint Jérôme, quoiqu’il dise beaucoup de mal de Rome, — et de qui n’en dit-il pas ? — saint Jérôme considère lui aussi le triomphe des Barbares comme une déplorable catastrophe. Le premier écrivain chrétien qui se montre moins hostile envers eux, c’est un disciple de saint Augustin, l’Espagnol Paul Orose : il se résigne à l’invasion, cherche même à y découvrir des avantages. Encore s’en faut-il bien que cette acceptation accuse chez lui un manque de patriotisme. Il souhaite, au contraire, que Dieu ne permette jamais la chute de l’Empire, dont il célèbre l’action civilisatrice : « En quelque lieu que j’aborde, même inconnu, je suis tranquille ; je n’ai pas de violence à craindre : je suis Romain parmi des Romains, chrétien parmi des chrétiens, homme parmi des hommes ; je retrouve partout une patrie. » Ce bienfait, c’est à Rome qu’il le doit : il en est fier et reconnaissant. Si donc il accueille avec une certaine bienveillance les envahisseurs, c’est avec l’espoir qu’ils s’incorporeront à cet organisme immense qu’il appelle du nom de « Romanie, » que la Ville Eternelle assimilera ses vainqueurs comme elle a assimilé ses vaincus. Ce serait une dernière, une paradoxale extension de la cité romaine, ce n’en serait pas la destruction. Les termes mêmes qu’Orose emploie, cette phrase où « Romain parmi des Romains » et « homme parmi des hommes » sont presque synonymes, prouvent une fois de plus, après tout ce que nous avons lu chez Cicéron, Virgile et Tacite, l’accord intime des deux notions de patrie et d’humanité.

L’espoir de Paul Orose était chimérique : au moment où il écrivait, l’Empire était en train de s’écrouler, et le patriotisme romain ne pouvait plus survivre qu’à l’état de pieux souvenir. Nous en avons retracé l’évolution, et il nous semble qu’au cours de cette évolution il s’est révélé à nous tout ensemble comme très souple et comme singulièrement vivace. Assurément on ne saurait prétendre que, sur le point que nous avons considéré, saint Augustin ait pensé tout à fait comme Sénèque, ni Sénèque comme Cicéron, et encore bien moins Cicéron comme Fabius Cunctator : il est resté pourtant, à travers les siècles et les